Polanski : les anglo-saxons plus "cash" qu’en France

Loris Guémart - - Médias traditionnels - 46 commentaires

Suite à l’attribution à Roman Polanski du César du meilleur metteur en scène, et au départ consécutif d’Adèle Haenel ainsi que d’autres professionnels du cinéma pendant la cérémonie, la presse française se montre parfois hésitante à propos de ce qui est reproché au réalisateur. Ce qui n’est ni le cas de la presse anglo-saxonne, ni des internautes présents sur Twitter.

Ce samedi 29 février, au lendemain d’une cérémonie des César marquée par le départ fracassant de l’actrice Adèle Haenel suite au César du meilleur réalisateur attribué à Roman Polanski, (accusé de multiples viols sur mineures) pour le film J'accuse, la presse française mainstream semble réticente à rappeler ce qui lui est reproché, tout autant qu’à mettre en avant le symbole représenté par la décision de professionnels du cinéma de quitter la Salle Pleyel. Les journalistes anglosaxons, eux, semblent moins pudiques. De la BBC à l’agence Reuters, en passant par le New York Times ou le Guardian, tous évoquent dès leurs titres soit des "protestations" contre la victoire de Polanski, soit "le retrait" des actrices suite à celle-ci.

La presse française est moins frontale...

En France, Arrêt sur images a examiné les articles-phares de 5 quotidiens et de l’AFP. "Polanski meilleur réalisateur, Adèle Haenel quitte la salle", annonce l’agence de presse, seule à titrer directement sur la décision de partir de celle qui, depuis qu’elle a révélé sa propre agression sexuelle par un réalisateur dans Mediapart, lutte contre les violences sexistes au sein du milieu du cinéma. Dans Le Monde, Polanski est "récompensé, malgré la controverse", pour Le Figaro, "les César remettent #MeToo à plus tard", Libération estime que "le changement, c’est pas maintenant", tandis que La Croix choisit "le prix de la polémique".

Sur Twitter, le ton est plus tranchant de la part des internautes francophones : le mot-dièse #CesarDeLaHonte a ainsi été utilisé plus de 60 000 fois ce 29 février, afin de dénoncer l’attribution du César à un réalisateur qui est toujours un fugitif aux yeux de la justice américaine et d’Interpol. Dès l'annonce de ce César du meilleur réalisateur, une indignation massive a saisi les militants et associations féministes ou liés à la protection de l'enfance, ainsi que de nombreux journalistes. Le lendemain 29 février, Mediapart publie un long article sans concession, "Cinéma français : la nuit du déshonneur", incluant un témoignage d'Adèle Haenel. "Ce qu’ils ont fait hier soir, c’est nous renvoyer au silence, nous imposer l’obligation de nous taire. Ils ne veulent pas entendre nos récits", a-t-elle notamment déclaré.


"En récompensant Polanski, l'académie crache au visage des victimes et adresse ce message : protection et impunité des violeurs perdure. Tout comme la culture du viol au sein du cinéma français", s'est révoltée l'association féministe Nous Toutes. D'autres organisations comme Osez le féminisme ou le collectif Paye ta Shneck, ainsi que des militants telle Rokhaya Diallo ou Lyes Louffok  (qui lutte pour améliorer la situation des enfants placés, souvent victimes de violences sexuelles), se sont émus de cette récompense. Nombreux ont aussi été les journalistes à critiquer ce César. "Les votants ont choisi Polanski pas en dépit des viols, mais pour cracher à la gueule des féministes et soutenir Polanski. C’était un message et il était très clair", analyse la journaliste et essayiste Titiou Lecoq. De professionnels de l'information travaillant à Courrier International, à Télérama, ou encore chez Konbini, les critiques n'ont cessé de pleuvoir depuis hier soir.

Chez les grands médias anglosaxons, une autre particularité par rapport aux quotidiens français est d’indiquer dès l’introduction de leurs articles ce qui est précisément reproché à Polanski. "Plusieurs actrices s’en sont allées (…) après que Roman Polanski, qui a été condamné pour viol sur une enfant de 13 ans en 1977, a été récompensé du César de meilleur metteur en scène", annonce la BBC. "Le réalisateur, qui est sous le coup d’accusations d’agressions sexuelles, a gagné pour le film J’accuse", explique le New York Times. "Roman Polanski a assombri les César (…) avec plusieurs femmes de l’assistance quittant la salle en protestation alors qu’était honoré un homme confronté à des accusations de viol", préfère l'agence Reuters. En France, là encore, l’AFP se rapproche des journalistes anglais et américains en évoquant ces faits centraux dès la première phrase ; elle est suivie par Le Figaro qui les pointe dans le premier paragraphe.

... elle privilégie les ellipses

Car dans la presse française, hors de l’AFP, la préférence semble nettement aller aux ellipses. La première mention est celle d’une "polémique" dans Le Figaro et dans La Croix, une "controverse" dans Le Monde, voire des "profondes divisions du cinéma français" dans Libération. Si La Croix et Le Figaro évoquent "les accusations de viol" dès la seconde mention des faits, Libération rapporte "une succession d’épisodes en forme de désaveux". Enfin, Le Monde préfère parler d’un "feu nourri d’accusations et de polémiques", dans l’article principal de son édition papier. Article qui, de très loin, s’est attiré le plus de critiques sur Twitter. Mis en avant dans le journal, positionné sur quatre colonnes en page de gauche, sous une photo grand format du départ de Haenel, il l’est d’ailleurs beaucoup moins sur le site Internet du quotidien qui le publie sans photo (celle-ci alimente en effet l’autre article du Monde, sur le mode du reportage, publié ce samedi 29 février).

Pour Le Monde, sa "mort professionnelle" est exigée

"Devait-on craindre une chevauchée de quelques Walkyries sur le plateau ? Assisterait-on à une bataille rangée entre le clan Roman Polanski, réuni autour de J’accuse, et le clan Adèle Haenel, devenue figure de proue de la dénonciation des violences faites aux femmes, réuni autour de Portrait d’une jeune fille en feu, de Céline Sciamma ?", s’inquiète - avec cette seule et unique mention de l’actrice - Jacques Mandelbaum. Il est de loin le plus manifestement réticent à évoquer les 12 accusations de viol qui pèsent sur Polanski. Estimant l’esclandre évité "in extremis par l’annonce de l’absence de toute l’équipe de J’accuse", Mandelbaum déplore néanmoins que "sur la foi d’une accusation réitérée de viol qui le vise de nouveau, la pression autour du réalisateur s’est-elle encore renforcée, laissant supposer que ses contempteurs visent ni plus ni moins que sa mort professionnelle ?". Le critique de cinéma du Monde s’abstient étonnamment de mentionner le départ fracassant de Haenel et d’une centaine d’autres professionnels suite à l’attribution à Polanski du César de la mise en scène. Si le reportage qui l’accompagne fait une large place à l’événement principal de la soirée, les internautes qui ne liraient que le compte-rendu culturel des César dans le journal qui, dès 2009, s'attirait des  critiques sur sa couverture de Polanski, ne sauraient donc pas ce qui s’est produit.

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