Nobel/Tirole : et maintenant, les critiques de fond
Anne-Sophie Jacques - - 0 commentairesAprès les critiques de surface, les critiques de fond : au lendemain de l’attribution du Prix Nobel de l’économie à Jean Tirole, des économistes se lèvent pour applaudir ou dézinguer notre nouveau nobélisé.
Comme on vous le racontait hier, à peine Jean Tirole recevait le prix Nobel d’économie que les critiques fusaient sur Twitter. Aujourd’hui, place à l’analyse de fond sur cette attribution controversée. Parmi les détracteurs du nobélisé, l’économiste Jean Gadrey plaide pour la légitime récompense de Jean Tirole. Pourquoi légitime ? Car "le jury néolibéral de la Banque de Suède honore l’un des plus brillants représentants de l’économie néolibérale, un des plus fervents défenseurs de la logique du marché concurrentiel contre les insupportables interventions étatiques, contre le droit du travail, contre les contraintes bureaucratiques imposées aux grandes entreprises et aux banques, lesquelles financent une bonne partie de ses recherches et de son salaire."
Tout comme le journaliste de Mediapart Laurent Mauduit, Gadrey considère que Tirole a "beaucoup contribué à cette modalité de «liaisons dangereuses» entre la recherche et le capitalisme financier". Notons que Gadrey est l’économiste qui a dénoncé, en son temps, l’étrange composition du Conseil d’analyse économique – dit le CAE qui regroupe des économistes chargés de conseiller Matignon et nettoyé depuis. Aujourd’hui il fustige les travaux de Tirole, et notamment "ceux qui ont servi à outiller la dérégulation/privatisation des grands services publics de réseau à partir des années 1990". |
Pour Gadrey, "il ne semble pas que ses modèles aient pris en compte les vagues de suicides et l’ampleur de la souffrance au travail qui ont résulté de ces privatisations partout, ni la dégradation de la qualité de service dans bien des cas, ni celle de l’accès universel à des services d’intérêt général". Il revient également sur la création d’une taxe sur les licenciements que nous évoquions hier, "un système incroyablement inégalitaire selon que les entreprises évolueraient dans des secteurs en bonne ou en mauvaise santé économique". Enfin, Gadrey s’émeut, comme Attac, que Tirole soit le "partisan d’un marché mondial des permis d’émission de gaz à effet de serre" au détriment d’un système de taxe, défendu par Gadrey, Attac, et plus largement les Verts.
Pour autant, on ne trouve pas seulement des économistes dézingueurs de Tirole. Parmi ses défenseurs, notons le site Econoclaste qui se fait une joie d'exhumer un article du Monde de 2009 prouvant que Tirole est aussi un fervent défenseur d’une taxe carbone, n'en déplaise à Attac ou à Gadrey. Mieux, ajoute Stéphane Ménia, l’auteur du billet, "cet homme n’a rien contre les impôts. Il suggère même dans cet article que la taxe devrait être élevée. Alors, comment expliquer que Tirole soit également favorable aux marchés de droit à polluer ? Simplement parce que taxe et marché de droits sont les deux outils jugés les plus efficaces pour lutter contre la pollution, dans une perspective de développement durable. Que Tirole puisse avoir une préférence pour les marchés de droits (ce que j’ignore à vrai dire) ne fait pas de lui un intégriste du marché, mais se justifierait très probablement par une réflexion sans œillères."
Autre économiste pro-Tirole et qui remet en perspective ses travaux : Alexandre Delaigue, connu de nos abonnés, et par ailleurs complice du site Econoclaste. Ce dernier rend hommage, sur son blog hébergé par FranceTVinfo, au chercheur "exemplaire, travailleur et talentueux". Delaigue l’avance d’emblée : pas facile de décrire l’œuvre de cet ingénieur-économiste, autrement dit un économiste qui s’appuie sur des modèles mathématiques, "difficile à résumer simplement". Et de rappeler le champ de compétence de Tirole, à savoir "la question de la structure des marchés sur lesquels les participants ont un pouvoir. Nous ne sommes pas là dans le «marché parfait» mais dans des marchés réels, où les intervenants ont un pouvoir. Cela pose à la fois des questions descriptives - comment vont agir les participants à ce marché en fonction de son mode de fonctionnement - et des questions plus prescriptives : comment ces marchés doivent-ils être organisés pour bien fonctionner, dans l'intérêt du plus grand nombre ?"
Oui, avoue Delaigue, c’est compliqué. Mais selon lui, il y a un avant-Tirole, où l’on faisait en sorte "que le marché fonctionne comme s'il était concurrentiel, même s'il ne l'est pas" et un après-Tirole qui a "complètement changé cette approche en intégrant, avec la théorie des jeux, le comportement stratégique des acteurs, et l'information imparfaite entre un donneur d'ordres et un exécutant". Pour Delaigue, Tirole est dans la lignée de "l'ingénieur-économiste à la française", celui "qui transcende les clivages politiques, se place en technocrate éclairé au-dessus de la mêlée, pour fournir une vision rationnelle et dépassionnée - le langage mathématique étant l'outil de cet apaisement, à la fois limitant la compréhension à une élite, et en se passant d'un langage oral qui peut être trop chargé de passions."