"Les guetteuses du 7-Octobre" : révélations sur un documentaire contesté

Nassira El Moaddem - - Déontologie - 57 commentaires

Olivier Rafowicz comme source, des faux noms au générique : le film de France 5 divise, avant même sa diffusion

Ce dimanche à 21h, sur France 5, sera diffusé "Les Guetteuses du 7 Octobre", un documentaire sur le groupe de jeunes soldates israéliennes chargées de surveiller la frontière entre Israël et Gaza. Un film dont la production s'est avérée très compliquée : changement de réalisateur, financement éthiquement problématique, désolidarisation d'une partie de l'équipe mais aussi… un générique truffé de membres fictifs de la production. "Arrêt sur images" raconte tout.

La promesse du documentaire France 5, Les Guetteuses du 7 Octobre, était ambitieuse : une enquête sans concessions sur les ratés, côté autorités israéliennes, de l'attaque terroriste du Hamas du 7-Octobre 2023, à partir de l'histoire des "guetteuses". Les guetteuses : ces jeunes soldates non armées de Tsahal postées à la frontière avec Gaza, qui avaient prévenu la hiérarchie militaire de l'imminence d'une attaque et qui n'ont pas été écoutées. Elles en ont payé un lourd tribut : quinze d'entre elles ont été assassinées, sept prises en otage. Le film, de 76 minutes, sera diffusé ce dimanche 5 octobre à 21 heures. Initié par la productrice Dominique Tibi de Roche Productions et acheté par France Télévisions, il était initialement porté par un documentariste d'investigation reconnu : Benoît Bringer. Mais fin 2024, passée l'étape du développement, ce dernier décide de ne pas poursuivre l'aventure. L'événement marque le début d'une série de signaux qui témoignent de lourdes interrogations puis d'indignations de la part de membres de Roche au cours de la production du film, allant jusqu'au retrait de collaborateurs·rices du générique... et à leur remplacement par des noms imaginaires.

Contacté, Benoît Bringer n'a pas souhaité répondre à nos questions. À la suite de son retrait, la productrice fait alors appel à David Korn-Brzoza, un réalisateur reconnu pour ses films documentaires historiques, moins comme enquêteur. Il est épaulé par le journaliste Michaël Darmon*, compagnon de Dominique Tibi et éditorialiste pour la chaîne d'information en continu israélienne i24NEWS. Une chaîne qui se fait le relais médiatique de la propagande de l'armée israélienne, comme l'avait analysé Loris Guémart en novembre 2023.

Le porte-parole de Tsahal, facilitateur de contacts du film

Pour plusieurs membres de la production - qui ont tous·tes demandé à parler sous anonymat - le processus de fabrication du film a été une source constante d'inquiétudes. Ils ont par exemple mal vécu qu'Olivier Rafowicz, porte-parole francophone de l'armée israélienne, omniprésent dans la couverture médiatique française de la guerre à Gaza, soit une personne ressource pour les auteurs du film. Un des membres de la production a d'ailleurs refusé d'être en contact avec lui. "Olivier Rafowicz a donné un accès à des témoins au réalisateur et lui a permis de se rendre sur le site de la base de Nahal Oz où étaient postées les guetteuses. Le fait qu'il ait eu ce rôle m'a rendu mal à l'aise par rapport aux propos qu'il tient sur les Palestiniens et la guerre à Gaza dans nos médias français. Pour moi, il était certain que son aide à faire le film n'était évidemment pas dénuée d'intérêt". Sous-entendu : qu'elle permette de porter un certain récit des évènements, favorable au gouvernement de Netanyahou. Une autre source chez Roche Productions s'indigne davantage : "Je trouvais ça très problématique que nous collaborions avec lui en contexte de génocide à Gaza".

Certains employés de Roche s'interrogent également sur le profil des experts interviewés par le réalisateur. "Il manquait une diversité de points de vue, de visions différentes, les experts se ressemblaient tous, se souvient l'un d'entre eux. Ce sont des Israéliens issus des milieux militaires ou du renseignement, actuels ou anciens…On s'est dit que France Télévisions réagirait et que venant du diffuseur, ça aurait plus de poids". Tous sont remerciés nommément dans le générique de fin du film, une pratique pourtant peu courante. Trois des quatre experts interrogés dans le film sont d'ailleurs régulièrement invités sur i24NEWS, à savoir Doron Avital, ex commandant de Tsahal, Michael Kobi et Ami Ayalon, anciens du renseignement intérieur israélien. Leurs analyses devant la caméra de David Korn-Brzoza ne sont pas inédites, comme le prétend la communication autour du film : une enquête interne à Tsahal les avait déjà rendues publiques en février 2025. Contactée par Arrêt sur images, France Télévisions n'a pas répondu à notre demande d'interview.

"Un film à l'apparente objectivité mais qui dédouane la responsabilité de Netanyahou''

Résultat : la version finale du documentaire a déçu au sein de la production. "J'ai trouvé que le film manquait d'analyse critique politique", estime l'un de ses membres. Selon une autre, "les témoignages très émouvants des guetteuses survivantes, de leurs familles, occupent une place majoritaire dans le film. On est happé par l'émotion mais nous sommes loin du travail d'enquête critique promis". Pour un troisième, "le film souffre de nombreux manques, le principal étant l'absence de questionnement sur la responsabilité politique du gouvernement israélien dans la situation actuelle, y compris dans le massacre du 7-Octobre. Seules les questions purement militaires et stratégiques sont abordées. Même la poursuite par un mandat d'arrêt international de Benyamin Netanyahou et de ses ministres d'extrême droite n'est pas mentionnée dans le film et c'est pour moi inacceptable alors que l'armée israélienne commet un génocide à Gaza comme l'atteste l'ONU".

Sans parler du commentaire du réalisateur parlant d'une "conquête" de Gaza par Israël en 1967 et non d'une "colonisation".Il mentionne aussi des "heurts en Cisjordanie", omettant de préciser qu'ils sont la conséquence des violences des colons israéliens contre les villages palestiniens. "C'est un film qui fait mine de questionner la stratégie militaire d'Israël à l'apparente objectivité mais qui, en réalité, dédouane la responsabilité de Netanyahou'', analyse une source chez Roche Productions.

"Ces avis ne m'ont pas été transmis directement, même si j'en ai eu vent", regrette le réalisateur David Korn-Brzoza, auprès d'Arrêt sur Images. Il poursuit : "Mais l'équipe éditoriale, c'est moi, Michaël Darmon, la chaîne et la productrice. Je fais des films pour le public. Je ne fais pas de film pour que les membres de la production soient à l'aise. Sur le fond, je pense que l'échec du 7-Octobre est avant tout un échec sécuritaire des services de renseignement. Si on veut dire que c'est l'échec de Netanyahou, la commission d'enquête sera amenée à y répondre". En réalité, une commission d'enquête civile portée à bout de bras par les familles et proches de victimes car le gouvernement israélien a toujours refusé l'ouverture d'une commission d'enquête officielle.

Contactée plusieurs fois par Arrêt sur images, Dominique Tibi a répondu, par écrit, après la publication de cet article. La productrice indique : "Les Guetteuses du 7 Octobre est un film ancré dans un devoir de mémoire et d’information, et en aucun cas un objet politique. C’est dans cet esprit que Roche Productions l’a accompagné, avec la même exigence d’indépendance et de transparence qui guide tous ses projets."

"Des financements choquants"

Mais c'est le plan de financement du documentaire qui a provoqué l'indignation la plus vive chez Roche. En effet, plusieurs fondations privées ont apporté leur concours financier d'aide à la production du film. Parmi elles, la Fondation Rothschild ou encore la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, "des soutiens financiers assez courants pour ce genre de film", nous indique une professionnelle du secteur. En revanche, deux autres noms de financeurs étonnent plus : il s'agit de l'association cultuelle Judaïsme en Mouvement et de la Fondation France-Israël. Télérama en a fait un article, que nos informations confirment : Judaïsme en Mouvement et la Fondation France-Israël ont levé des fonds pour le film via des dons qu'elles ont recueillis auprès de donateurs, surtout des particuliers. Ces derniers sont d'ailleurs remerciés nommément dans le générique de fin. Selon nos informations, à la fin mai 2025, les deux fondations avaient réuni près de 70 000 euros sur un budget de près de 500 000 euros au total pour le film. Il est probable que d'autres dons aient été versés entre temps.

La convention signée entre Roche Productions et Judaïsme en mouvement le 30 mai 2025 indique que l'association cultuelle a pour objet "de soutenir un judaïsme ouvert et éclairé". Quant à la Fondation France-Israël, créée en 2005 par le président de la République Jacques Chirac et le Premier ministre israélien Ariel Sharon, son but est "d'améliorer la communication entre les deux sociétés civiles des deux pays afin de pallier le déficit accumulé d'image et de considération". Dans son message, Dominique Tibi ajoute : "Ce film a été réalisé par David Korn-Brzoza, qui a bénéficié d'une liberté éditoriale totale du début à la fin du projet. Aucun financeur n'a eu le moindre droit de regard sur le contenu en dehors de France télévisions. Le documentaire a été majoritairement financé par France Télévisions et le CNC, garants de la liberté de création et de l’exigence éditoriale du service public." Mais encore : "La part de financement apportée par deux fondations cités dans un article de Télérama représente une contribution très minoritaire du budget total. Ce type de partenariat privé permet de boucler un financement dans la production culturelle et documentaire, sans que cela n'affecte en rien l'indépendance des auteurs."

Deux administrateurs de la Fondation France-Israël, financeur du film, sont liés à l'industrie de l'armement israélien

"J'ai bien conscience de la difficulté de produire des films mais ces financements sont choquants, estime une source interne à Roche. C'est la première fois que cela m'arrive en plusieurs années de carrière en production. Judaïsme en mouvement est une association religieuse, certes libérale mais religieuse quand même. S'agissant de la Fondation France-Israël, comment peut-on aller chercher des financements venant d'entités qui sont liées aux bonnes relations entre la France et Israël, en contexte de génocide ?" Un autre employé s'offusque :"C'est une question éthique. On ne finance pas un film d'investigation avec une fondation qui œuvre à une meilleure image du pays concerné par l'enquête. C'est absolument choquant".

Surtout que la Fondation France-Israël compte dans son conseil d'administration, élu pour trois ans, plusieurs personnalités liées aux autorités israéliennes. Parmi elles : Claire Levaton du ministère de la Science israélien ou la diplomate israélienne, Dina Sorek. Le profil de deux autres administrateurs, Gad Cohen et David Harari, est encore plus problématique pour la crédibilité du film puisque tous deux sont directement liés à l'industrie de l'armement israélien. David Harari, un Franco-Israélien retraité de l'entreprise publique militaire israélienne IAI, est d'ailleurs considéré comme l'inventeur du drone militaire israélien. 

En juin 2025, le média d'investigation Disclose avait révélé que la société IAI était "au coeur de l'opération militaire déclenchée à Gaza après le 7-Octobre 2023. L'armée Tsahal utilise notamment ses drones Héron pour surveiller, cibler et frapper des bâtiments et campements où sont des réfugié·es civil·es palestinien·nes". Enfin, parmi les partenaires de la Fondation France-Israël tels que renseignés sur son site internet, on trouve le Fonds national juif, KKL, une agence israélienne créée en 1901, accusée de participer à l'expropriation des terres aux Palestiniens en Cisjordanie ou encore Elnet, un lobby pro-Israélien.

Selon nos informations, France Télévisions, acheteur et premier diffuseur du film, n'a pas été informée de ces financements directement par la productrice mais par une source interne au sein de Roche, à l'approche de la diffusion. "C'est pourtant une question de confiance, estime un employé de la société de production. Nous sommes des partenaires. France Télévisions a acheté ce film pour 190 000 euros. La moindre des choses aurait été de les en informer". Contactées, ni France Télévisions ni Dominique Tibi n'ont répondu aux sollicitations d'Arrêt sur Images, avant publication de cet article. Le magazine Télérama a, de son côté, obtenu une réponse de France Télé par la voix de son directeur du documentaire, Antonio Grigolini. "Roche Productions nous a un peu mis devant le fait accompli, ça nous a surpris, on aurait bien aimé pouvoir en discuter avant".

Quant à la chaîne Public-Sénat, qui a également pré-acheté le film pour 8 000 euros, elle non plus n'a pas répondu à notre demande d'entretien mais a indiqué à Télérama : "À ce stade, je ne peux pas encore vous dire si nous allons le diffuser" précisant que le film "reste beaucoup trop le nez dans le guidon. On est déçu que le volet «enquête» ne soit pas plus présent". Reste à savoir ce que feront les autres chaînes publiques internationales qui ont aussi, selon nos informations, acquis les droits de diffusion du film comme la RTBF (Belgique), Radio-Canada, ZDFinfo (Allemagne) et TVP (Pologne). "Ce qui est certain c'est qu'entre le CNC, les diffuseurs français, internationaux et les soutiens privés, le financement de ce film est au-delà du confortable", analyse la professionnelle du secteur.

David Korn-Brzoza l'assure :"Personne n'est venu en salle de montage me dire quel film j'avais à faire. Si cela avait été le cas, j'aurais claqué la porte immédiatement. Faire un film coûte cher et France Télévisions donne des montants ridicules. Trouver des financements, c'est le rôle de la production. À partir du moment où elle me donne les moyens de faire le film que je veux faire, je n'ai aucun complexe".

Un partenariat avec i24NEWS

D'après nos informations, un autre contrat signé début mai 2025 a fait tiquer au sein de la production. Il s'agit d'un partenariat passé entre Roche et i24NEWS. Par cet accord, la  chaîne israélienne d'information en continu s'engage à mettre à la disposition du réalisateur et de son équipe toutes ses images tournées depuis le massacre du 7-Octobre 2023, notamment celles en lien avec les guetteuses. En échange, Roche promet de livrer une version de 52 minutes de son film pour une diffusion sur l'antenne israélienne en présence des auteurs et de mentionner i24NEWS comme partenaire dans son générique de fin.

"Pour un film, les images c'est le nerf de la guerre, indique un des employés de Roche, et nous n'avions pas beaucoup de budget pour acheter les images. Ce partenariat était surtout vu comme une aide qui nous facilitait énormément la tâche. Personnellement, je n'ai pas tout de suite vu le problème. Des collègues m'ont alerté à ce sujet et notamment sur la ligne éditoriale d'i24NEWS". Pour sa part, David Korn-Brzoza l'assure : "C'est un partenariat fait pour obtenir des archives gratuitement, c'est la seule ligne qui a guidé la production".

Des membres de la production demandent la suppression de leurs noms au générique, des faux noms les remplacent

Tout cela a amené plusieurs membres de la production à se désolidariser du film. Selon nos informations, au moins sept personnes sur la petite dizaine de collaborateurs·rices ont demandé à voir retirer leur nom du générique de fin du documentaire, chose très rare dans le métier. "Je comprends bien évidemment l'importance de rendre compte du traumatisme du 7-Octobre mais je ne suis pas à l'aise avec la ligne éditoriale de ce film, son propos ni avec ces financements". Une autre source va plus loin :"Personnellement, je pense que c'est honteux que le service public soit associé à ce genre de pratiques et je ne veux pas moi-même y être associée".

Pour pallier le problème, Roche Productions propose alors de remplacer les noms des membres de la production au générique par... de faux noms. "On m'a demandé de trouver moi-même un nom de remplacement", confie une source. Pour cela, l'équipe a même utilisé un générateur de faux noms sur internet, d'après plusieurs sources. Arrêt sur images a pu le vérifier sur la version finale du générique. Ainsi, sur les sept personnes de la production qui ont refusé d'être créditées au film, quatre se sont vues attribuer des noms inventés de toutes pièces bien visibles au générique de fin : Colette Brouains, Lise Champavier, Théo Melcier et Armelle Delaporte ; les trois autres n'y figurent tout simplement pas. "Une comptable est créditée avec son vrai nom mais pas son vrai poste. Je pense qu'il fallait remplir", remarque un des employés de Roche. 

David Korn-Brzoza se dit "triste" de cette situation. "Ce sont des collaborateurs, on a travaillé ensemble sur ce projet. Je trouve ça dommage. J'ai fait le film que je voulais faire sur le 7-Octobre. J'ai la sensation qu'il est honnête". Un employé de Roche relève que "personne à France Télévisions ne s'est ému auprès de nous de l'absence de nos noms au générique ni n'a cherché à savoir pourquoi". A Télérama, France Télé a répondu : "C'est un film que nous avons accompagné dès le départ puis validé. Nous en sommes très satisfaits et l'assumons pleinement du point de vue éditorial".

*Michael Darmon a été le chef de service de Nassira El Moaddem à iTELE de 2012 à 2015.

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