"Le Monde" retitre un article sur "l'escalade sécuritaire" sous Macron
Pauline Bock - - Scandales à retardement - 55 commentairesDe "face à la contestation sociale, l'escalade sécuritaire" à "police et préfets en première ligne"
En quelques heures le 2 mai, un article du "Monde" a été modifié de façon à changer radicalement son propos, déplaçant la focale de "l'escalade sécuritaire d'Emmanuel Macron" à... la police et les préfets "en première ligne". Mais que s'est-il passé au "Monde" ?
Qu'est-il arrivé au Monde
pour qu'un article sur "l'escalade sécuritaire d'Emmanuel Macron"
change de titre, de photo d'illustration, de sous-titre et d'intertitre, replaçant la focale sur les autorités ("polices et préfets en première ligne"
) ? Ce 2 mai à 5 h 40, le Monde
publie un article sur la contestation sociale contre la réforme des retraites et le maintien de l'ordre, signé par la journaliste politique Ivanne Trippenbach – qui couvre régulièrement la politique française en général, et la macronie en particulier. Titré "
Face à la contestation sociale, l'escalade sécuritaire d'Emmanuel Macron"
, l'article détaille et critique la stratégie de maintien de l'ordre du président Macron depuis le mouvement contre la réforme des retraites : drones, arrêtés préfectoraux "anticasseroles ou antisifflets"
... Le sous-titre de l'article ne mâche pas ses mots : "Usage de drones dans les manifestations, arrêtés anticasseroles ou antisifflets… Le pouvoir exécutif place la police et les préfets au cœur de sa stratégie et multiplie les décisions à la frontière de la légalité, quand elles ne sont pas illégales."
Les différents interlocuteurs et interlocutrices cité·es par le Monde
sont tout aussi critiques.
La cheffe de la CGT Sophie Binet parle de "dérive sécuritaire". Le chercheur du CNRS Sebastian Roché estime que "
la France devient une démocratie policière, au sens où elle fait un usage excessif de la police pour limiter la liberté de manifester". L'avocat et membre de l'Association de défense des libertés constitutionnelles, Me Jean-Baptiste Soufron, parle de "maintien de l'ordre bâillon"
, de "stratégie autoritaire"
et déclare : "
Il y a une volonté de l'exécutif de s'affranchir des règles de l'État de droit."
Bref, l'angle de l'article est clair : "l'escalade sécuritaire"
macroniste du titre est critiquée de toutes parts. Toute la matinée du 2 mai, l'article conserve son titre et son sous-titre. Mais à 12 h 47, une mise à jour transforme radicalement les deux.
exit "l'escalade sécuritaire", on se concentre sur "police et préfets en première ligne"
La ligne qui précise la date et l'heure de publication de l'article précise désormais : "modifié à 12 h 47"
, sans indiquer les modifications apportées à l'article. Qui sont pourtant nombreuses, et importantes. Le titre lui-même change du tout au tout : exit "l'escalade sécuritaire d'Emmanuel Macron"
. On oublie le président pour se concentrer sur "police et préfets en première ligne"
. Le sous-titre devient succinct : "Le pouvoir exécutif place la sécurité au cœur de sa stratégie."
La phrase de sous-titre sur les "décisions à la limite de la légalité, quand elles ne sont pas illégales"
disparaît quant à elle totalement.
Le titre originel demeure cependant dans un tweet du Monde
qui partage l'article, toujours en ligne à l'heure où nous publions. Et une version incomplète de l'article – car derrière le mur d'abonnement du journal – a été enregistrée par le site archive.today. "On n'est pas là dans le simple retitrage, mais dans le détitrage"
,
observe le fondateur d'Arrêt sur images
Daniel Schneidermann, qui a commenté la modification sur son compte Twitter.
Une photo de charge policière devient "gendarmes mobiles encadrant le défilé"
Avec le détitrage vient la désiconographie : la photo d'illustration a elle aussi été modifiée. "L'iconographie, sa légende et une citation ont également été retravaillées,
a remarqué le journaliste Greg Souchay sur Twitter. Clairement il y a un vrai décalage entre le travail de la journaliste et l'édition."
Il compare en effet les images d'illustrations accompagnant l'article avant et après sa modification. Les deux sont signées Lucas Barioulet, photographe qui a couvert la manifestation du 1er mai pour le Monde
, mais sont très différentes.
La première, publiée avec l'article et son titre original à 5 h 40, montre une vingtaine de policiers en train de courir lors d'une charge, casqués, boucliers au poing. Légende : "Des membres des forces de l'ordre chargent des manifestants lors du défilé du 1er mai 2023, boulevard Voltaire, à Paris."
La seconde, qui remplace la première après la mise à jour de 12 h 47, montre des forces de l'ordre beaucoup plus détendues, à visage découvert, en train de discuter en marge de la manifestation. Légende : "Des gendarmes mobiles encadrent le défilé du 1er-Mai, à Paris, le 1er mai 2023."
Deux photos qui n'ont rien à voir et ne véhiculent pas du tout la même image des forces de l'ordre, à l'image du message du titre, qui change radicalement après la mise à jour en milieu de journée.
"Volonté de s'affranchir de la règle de droit"
devient "contournement du droit"
"Volonté de s'affranchir de la règle de droit"devient
"contournement du droit"
Le texte aussi a été modifié à au moins un endroit de l'article. Le paragraphe s'intéressant aux recours judiciaires suite aux multiples arrêtés préfectoraux interdisant les concerts de casseroles ou de sifflets dans plusieurs villes (Paris, Lyon, Le Havre, Bordeaux, Rennes) a changé de sous-titre. La première version de l'article utilisait mot pour mot une citation de l'avocat Me Jean-Baptiste Soufron, qui regrettait que les arrêtés préfectoraux laissent un temps très court, voire pas de temps du tout, à la justice pour juger les recours. "Il y a une volonté de l'exécutif de s'affranchir de la règle de droit", estime-t-il en citation, raccourcie en sous-titre en "Volonté de s'affranchir de la règle de droit".
Mais après la mise à jour de milieu de journée, ce sous-titre devient "contournement du droit".
Cette modification affaiblit le propos de Me Soufron, qui décrit avant tout une "volonté de l'exécutif"
- les mots "contournement du droit"
,
qu'il utilise plus loin, sont en fait dans l'expression "ces pratiques de contournement du droit"
, mais l'évacuation de "ces pratiques"
peut faire croire à un contournement accidentel. Ce n'est pas ce qu'il dit.
La version expurgée dans le journal papier
Dans la version papier du Monde
, l'article d'Ivanne Trippenbach n'apparaît pas dans l'édition du 2 mai, mais dans celle datée du 3 mai (diffusée en kiosques cet après-midi du 2 mai, comme le veut l'usage au Monde). Et la version qui apparaît dans le "print", selon l'expression des journalistes du Monde
, est celle que l'on retrouve en ligne après la modification, avec le titre mettant l'accent sur "police et préfets en première ligne"
, le sous-titre expurgé de ses références aux "décisions à la frontière de la légalité"
, la photo des gendarmes "encadrant la manifestation"
au lieu de celle de la charge policière, etc.
La version numérique de l'édition papier du Monde est disponible en ligne sur le site du Monde
chaque jour dès 10 h 30, après le bouclage. Ce qui signifie que les changements ont sans doute été apportés à l'édition du journal papier, avant le bouclage de 10 h 30 le 2 mai. Au sein du Monde
, une source suppose auprès d'ASI
qu'il s'agit d'une "
histoire interne de modification de titraille"
due aux différentes équipes qui se relayent, la nuit, entre Paris et Los Angeles – et non, comme l'ont imaginé de nombreux internautes, à la demande des autorités, ce qui "n'est pas dans les pratiques de la maison"
, nous dit-on. Nos multiples demandes d'entretien auprès des journalistes du Monde
qui ont suivi le "circuit de la copie" de cet article et auraient pu offrir de véritables réponses sont toutes restées lettre morte.
Le "Monde" répond le lendemain
Le 3 mai à 11 h 22, le Monde
a enfin répondu. Non pas à ASI
, qui n'a fait face qu'à un mur de silence, mais à un "lecteur curieux" qui questionnait son journal dans une foire aux questions sur la "charte climat" du Monde
: "Pouvez-vous expliquer aux lecteurs les raisons des importants changements survenus dans le titrage et la rédaction de l'article consacré hier au tournant sécuritaire d'Emmanuel Macron ?"
La réponse du Monde
, qui n'est pas signée et apparaît dans cet espace pourtant davantage destiné à discuter climat que cuisine interne du journal, reconnaît que "p
lusieurs internautes nous interrogent sur cet article"
et que "le titre (
«Face à la contestation sociale, l'escalade sécuritaire d'Emmanuel Macron»)
et le sous-titre de cet article ont été modifiés en début de matinée"
.
Selon le Monde
, c'est "l
a direction de la rédaction du
Monde,
le service politique et Ivanne Trippenbach, l'autrice de l'article"
qui ont estimé que ce titre et sous-titre "allaient bien au-delà du contenu de l'article lui-même"
: "Le titre définitif est d'ailleurs celui qu'Ivanne Trippenbach avait proposé dans un premier temps"
, précise la réponse. Le texte explique ensuite que "c
e genre de choses se fait de façon tout à fait courante au sein de la rédaction : les titres peuvent être rédigés par l'auteur de l'article, par un chef de service, par un éditeur ou par la direction de la rédaction"
et qu'"il arrive malheureusement que les titres ne soient pas fidèles au contenu de l'article",
ajoutant que "dans ce cas précis, la rédaction s'en est aperçue dès la publication de l'alerte concernant cet article et a donc apporté les modifications qui s'imposaient"
.
Le texte non signé conclut : "Notre erreur, que nous reconnaissons, a été de publier un article titré de façon incorrecte."
Quelques minutes plus tard, le texte quelque peu raccourci (voir plus bas, "le
Monde accuse
ASI d'alimenter la polémique"
) est publié dans un article à part, titré "À nos lecteurs"
et signé cette fois, de la directrice de la rédaction, Caroline Monnot – qui n'avait pas répondu, la veille, aux demandes de contact d'ASI
. Des explications sont également rajoutées en-dessous de l'article original d'Ivanne Trippenbach, en précisant : "Il n'y a eu évidemment aucune intervention extérieure à la rédaction sur ce papier comme sur tous les autres."
Après avoir snobé "ASI", le "Monde" répond à "CheckNews"
Le 3 mai en soirée, le service CheckNews
de Libération
publie un article relatant toute l'affaire… avec des citations de Caroline Monnot et d'Ivanne Trippenbach. À CheckNews
, elles ont apporté les réponses aux questions qu'ASI
leur avait posé 24 heures auparavant.
Monnot explique à CheckNews
qu'il ne s'agit que de "tambouille interne" et d'une maladresse du service de Los Angeles, qui publie les articles durant la nuit à Paris : "Les permanenciers
«ont voulu bien faire : ils comptaient envoyer un push tôt le matin [une alerte envoyée sur les téléphones des personnes qui ont téléchargé l'application du Monde], donc ils ont un peu gonflé le titre. Ils sont allés un peu vite»,
retrace
Caroline Monnot
, directrice adjointe de la rédaction, sollicitée par
CheckNews
. Un cheminement qui s'explique, ajoute-t-elle, par la distance géographique :
«Ils sont loin, tous seuls, et ne peuvent pas nous demander conseil puisqu'on n'est pas réveillés quand ils bossent.»"
Ivanne Trippenbach, qui parle elle aussi à CheckNews
, ajoute qu'elle "n'a découvert ce travail d'édition qu'au petit matin, alors que le contenu avait été publié et l'alerte envoyée"
, et poursuit : "
«Le titre ne reflétait pas bien le contenu de l'article, qui ne se concentre pas sur la simple manifestation
du 1er Mai
. On a préféré revenir à la proposition initiale que j'avais faite, c'est-à-dire recentrer sur la police et les préfets, qui sont mobilisés à la fois pour les manifestations et les déplacements d'Emmanuel Macron»,
détaille la journaliste. Une retouche effectuée en milieu de matinée,
«le temps qu'on en discute et qu'on se mette d'accord»."
Trippenbach aborde aussi la question du changement de la photo, que le Monde
n'avait pas mentionné dans ses explications : "Cette seconde photo
«reflète mieux le contenu du papier»,
estime Ivanne Trippenbach.
«La photo initiale montrait une charge policière, et renvoyait donc au maintien de l'ordre et à la sécurisation des manifestations. Alors que la nouvelle montre des forces de l'ordre statiques, sans casque, ce qui permet plus d'illustrer la mobilisation policière en général, déplacements d'Emmanuel Macron compris.»"
Elle ajoute aussi avoir retiré elle-même une phrase du verbatim de l'avocat Jean-Baptiste Soufron, dans laquelle il déclarait "
Petit à petit, l'exécutif revendique la possibilité d'être indépendant des règles de l'Etat de droit", et s'en explique : "J'ai retiré cette phrase-là car elle répétait la première phrase."
Le "Monde" accuse "ASI" "d'alimenter la polémique"
Dans sa réponse au lecteur en FAQ – mais pas dans le texte signé de la directrice de la rédaction Caroline Monnot – le Monde
fait référence à l'article que vous êtes en train de lire : "
Le sujet étant particulièrement sensible, nos confrères du site
Arrêt sur images, toujours attentifs à ce qui se passe au
Monde, ont choisi d'en faire un article, alimentant une polémique sur les réseaux sociaux, où on a pu lire que ces modifications avaient été apportées à la suite de l'intervention de l'Elysée ou d'un de nos actionnaires. Eh non, désolé, il s'agit de la vie quotidienne d'un journal. Et nos actionnaires n'ont aucun droit de regard sur nos contenus éditoriaux."
Cet article d'ASI
précisait déjà, à travers une citation anonyme de la seule personne au sein de la rédaction du Monde
ayant bien voulu nous parler hier, que ce changement de titre relevait peut-être d'une modification éditoriale habituelle dans la vie d'une rédaction. Dans la réponse apportée par le journal, aucune mention n'est en revanche faite des modifications du texte de l'article ni du changement d'iconographie, pourtant lui aussi notable. C'est avant tout en ne répondant pas à nos multiples demandes de contact, menant à un silence qui a légitimement interpellé beaucoup de monde, que le Monde
a "alimenté une polémique sur les réseaux sociaux"
.
Contacté·es le 2 mai, la directrice de la rédaction du
Monde Caroline Monnot et le directeur du
Monde Jérôme Fenoglio ne nous ont pas répondu. La journaliste Ivanne Trippenbach a promis de nous rappeler, puis ne l'a pas fait. La Société des rédacteurs du
Monde (SRM) n'a pas répondu à nos sollicitations.