Policiers sur WhatsApp : "Une rhétorique de la guerre raciale"

La rédaction - - 78 commentaires


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De quelle nature est le racisme dont sont affectés des policiers français ? Un racisme fonctionnel, systémique, un racisme "sans racistes" ? Ou alors s’agit-il, comme semblent le montrer plusieurs révélations médiatiques ces derniers jours, d’un racisme idéologique, entre des policiers qui parlent régulièrement entre eux de "bicots", de "bougnoules", de "youpins" ou de "nègres" ? Pour essayer de comprendre, quatre invités : Jean-Michel Schlosser, sociologue et ancien policier ; Christophe-Cécil Garnier, journaliste à StreetPress et auteur d’un des scoops paru la semaine dernière sur le racisme dans un groupe Facebook de policiers ; Camille Polloni, journaliste en charge des sujets minorités et discriminations à Mediapart et autrice d’un autre scoop sorti au même moment avec Arte Radio, sur un groupe WhatsApp de policiers ; et Sébastian Roché, politologue et spécialiste de la délinquance et de la sécurité.

"on dirait un peu des youtubeurs d'extrême-droite"

On commence par revenir sur les révélations de ces derniers jours sur le racisme dans la police. Jeudi 4 juin, Arte Radio et Mediapart publient de façon coordonnée un documentaire et une enquête sur un groupe privé WhatsApp dans lequel des policiers échangent des messages racistes, homophobes, antisémites et sexistes. Le même jour, StreetPress publie une autre enquête sur un groupe Facebook composé de 8 000 personnes, en majorité des policiers et des gendarmes, et qui s’envoient des messages du même type. A peine deux jours plus tard, StreetPress révèle, grâce aux informations d’un policier, l’existence d’un deuxième groupe similaire de 9 000 membres, masqué celui-ci, avec des messages racistes.

Preuve qu’il s’agissait bien de groupes composés en majorité de gendarmes et de policiers, il fallait pour y entrer "indiquer aux administrateurs du groupe sa promotion à l’école de police ou de gendarmerie, son matricule et quelques phrases du jargon", explique Christophe-Cécil Garnier. Le journaliste raconte que les membres des groupes Facebook échangent notamment des memes (montages photos humoristiques) et des blagues au sujet de morts violentes dans lesquelles la police est impliquée, mais aussi des insultes sur des personnalités comme Camélia Jordana, qui avait déclaré samedi 23 mai sur le plateau d' "On n’est pas couché" que "des milliers de personnes ne se sentent pas en sécurité face à un flic" et que des hommes et des femmes se font "massacrer pour nulle autre raison que leur couleur de peau", "tous les matins en banlieue".

Au sujet de l’enquête de Mediapart, Polloni raconte : "Nous nous sommes intéressé à cette histoire quand la presse locale a évoqué l’affaire en janvier dernier. Au fur et à mesure de l’enquête, on s’est aperçus que les policiers, qui avaient été bien identifiés par la justice et par leur hiérarchie comme étant les auteurs de ces propos, étaient toujours en poste et n’avaient pas été entendus par la justice. Donc on a décidé d’y revenir et de publier une sélection des audios."

Sébastian Roché évoque pour sa part les travaux du CEVIPOF sur les attitudes politiques des fonctionnaires : "ce n'est un secret pour personne que les policiers ont des opinions majoritairement à droite et à l’extrême droite". Il rappelle aussi que l'ethnographie de Didier Fassin au sein d'un groupe de la BAC (La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011) avait déjà permis d'observer des comportements racistes "de manière structurée et structurelle" au sein de la police. Il se dit tout de même "surpris" de la violence de ces propos à caractère raciste, et évoque la possibilité d'une radicalisation de la police française, liée à une multiplicité de facteurs ces dernières années.

Sur le groupe WhatsApp étudié par Mediapart, le policiers font régulièrement référence à la question de l'effondrement de la société. "Il y a toute une rhétorique de la guerre raciale, du survivalisme, quelque chose de très obsessionnel sur les femmes.. On dirait un peu des youtubeurs d’extrême droite", observe Camille Polloni.  Elle évoque les travaux du sociologue Jérémie Gauthier, qui montrent l'importance des catégories raciales dans le travail quotidien des policiers. "On apprend à associer des apparences avec des types de délits", cite Jean-Michel Schlosser.

"un continuum " des ministres successifs

Déjà en 1992, au journal de France 2, on évoque le racisme des policiers avec l'arrestation de Ibrahimah Souma et Boubakary Soumaré, qui figure dans un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme. Le déni du ministre de l'Intérieur de l'époque, Paul Quilès (PS), rappelle ceux de Christophe Castaner aujourd'hui, mal à l'aise face aux accusations de racisme dans la police. Le sociologue et ancien policier Jean-Michel Schlosser "observe un continuum dans les déclarations" des ministres mais dit avoir "encore un doute" sur l'existence d'un "fléau du racisme policier institutionnalisé".

Pour Garnier, Castaner "prend des mesures mais ne s’attaque pas aux racines du problèmes. Cela demande du courage politique." Et Sébastian Roché d'ajouter qu'après avoir épluché "l'ensemble des initiatives sur une vingtaine d'années prises par le ministère de l'Intérieur contre le racisme", il a dû se rendre à l'évidence : "il n'y en a pas". Il assure également que lorsqu'il a essayé d'enquêter sur l'égalité "dans et devant la police", sa demande a été validée par le ministre de l'Intérieur de l'époque, Gérard Collomb, mais il n'"pas reçu de réponse" du centre de recherche de l'École Nationale Supérieure de la police.

Camille Polloni rappelle que si une enquête administrative a été ouverte dans le cas des policiers de Rouen présents sur le groupe WhatsApp, la suspension des policiers n'a pas été envisagée. En revanche, quand une vidéo paraît en avril dernier dans laquelle des policiers traitent un suspect de "bicot", ces derniers sont rapidement suspendus. "Il semble que la publicité du problème influe sur le destin de l’enquête administrative", regrette la journaliste.

L'IGPN, toujours crainte par les policiers ?

Le rapport de l'Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN), publié le 7 juin dernier, rapporte que plus de 800 signalements ont été faits auprès de la "police des polices" pour "violences volontaires", soit 41 % de plus qu'en 2018. Mais les condamnations restent rares. 

Cependant, selon Schlosser, l'IGPN "est un organisme qui continue à être très craint par les policiers de terrain. [...] Il existe une haine entre le policier 'traditionnel' et le policier IGPN". Polloni rappelle pour sa part qu'au sein de la police, "les atteintes contre les personnes sont moins sévèrement punies que les atteintes contre les intérêts de l’administration policière." "Il serait peut-être temps de déconfiner l'IGPN, de faire une autre institution ou de l'ouvrir vers l'extérieur, qu'il y ait une forme de transparence supérieure", poursuit-elle.

Le manque de transparence de l'IGPN se traduit notamment par le fait que ses rapports annuels ne sont rendus publics que depuis 2017. Selon Christophe-Cécil Garnier, celui de 2019 a d'ailleurs été repoussé un moment avant d'être publié, sous la pression des sorties médiatiques successives. "Si l'IGPN n'est même pas maître de la publication des documents qu’elle produit. Comment sa directrice peut-elle prétendre qu’elle est indépendante ?", remarque Roché. "Tout le débat aujourd'hui est de rendre possible le fait de se plaindre. En matière de police, on n'en est pas là. On en est toujours au même point qu’il y a 30 ans en matière de violences contre les femmes."

Et quand Camille Polloni rapporte les difficultés à obtenir des documents de la part de l'institution policière dans ses enquêtes, Schlosser admet que, même lui, un "ancien de la maison", trouve souvent des "portes fermées". "L’institution est il est vrai assez fermée", reconnait le sociologue.

Une police "peu contrôlée par rapport aux polices des grands pays démocratiques"

Face aux accusations de racisme systémique dans la police, certains policiers noirs comme Abdoulaye Kanté apparaissent régulièrement sur les chaînes d'informations pour défendre l'institution. Déjà très actif sur Twitter, "son discours consiste à dire que dans la police il n'y a pas de racisme. 'On a tous le sang bleu'", résume Christophe-Cécil Garnier. Mais lui a "du mal à voir comment on peut aujourd’hui nier" l'aspect systémique du racisme dans la police. Il rappelle ainsi les résultats d'une enquête Harris Interactive pour le conseil départemental de Seine-Saint-Denis, qui montre que neuf jeunes sur dix dans ce département se sentent discriminés par la police ou la Justice.

On conclut cette émission par la question du contrôle de la police. Peut-on dire qu'elle est hors de contrôle ? Pour Sébastian Roché, la police française est "peu contrôlée par rapport aux polices des grands pays démocratiques". Il faudrait un système de contrôle parlementaire de ses actions et un organisme de contrôle véritablement indépendant. Schlosser ajoute que le manque de contrôle de la police tient aussi au manque de connaissance du travail policier de la part des politiques.  Polloni rappelle enfin que depuis le début du mandat du Défenseur de droits Jacques Toubon, 36 demandes de sanctions à l’autorité policière ont été effectuées, mais il n'a reçu satisfaction dans aucun des cas.

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