Julie Graziani : une anti-IVG en odeur de sainteté chez "28 minutes"
Manuel Vicuña - - Médias traditionnels - Déontologie - 70 commentairesDes rangs de la "Manif pour tous" au plateau de "28 minutes" sur Arte, il y a un pas... que Julie Graziani, catholique traditionaliste et fervente militante anti-avortement a franchi, avec pour tremplin télévisuel des invitations chez Ruquier et Pujadas sur le service public.
28 minutes fait sa rentrée. Comme à l’accoutumée, ce 13 septembre, l’ambiance est bon enfant sur le plateau de l’émission de débat d’Arte. Autour de la présentatrice Elisabeth Quin, on retrouve comme toujours une joyeuse bande de chroniqueuses et chroniqueurs qui dans une ambiance à la fois courtoise et badine, passe en revue l’actualité du moment. Ce jour-là, se retrouvent la journaliste et chroniqueuse Nadia Daam qui officie pour l’émission depuis ses débuts, mais aussi le journaliste Benjamin Sportouche (du Grand jury RTL/Le Figaro), le prof de littérature Yves Citton ou encore l’historien Pascal Blanchard (qui n'avait pas souhaité débattre sur notre plateau). Sans oublier, enfin, l’éditorialiste Julie Graziani. Une "bonne éditorialiste" vante Quin, enjouée ce 13 septembre en début d’émission.
C’est vrai : pour ce qui est d’éditorialiser, la jeune femme touche sa bille avec, à première vue, aplomb et pondération. Voix posée, ton docte et phrases claires : ce jour-là, Graziani commente l’affaire Richard Ferrand. Sans trop s'avancer, elle estime qu’il faut garder en tête "la présomption d’innocence". Autre sujet, le procès Mélenchon : là aussi, elle exhorte à "ne pas surréagir quand il y a des affaires et d’attendre sereinement en bon citoyen que la justice se soit prononcée." Le reste des chroniqueurs acquiesce. Chacun attend son tour de parole gentiment. Une succession de prises de parole, plutôt qu'un débat pied à pied. Ici on est loin de l’ambiance de clash et du brouhaha des chaînes d’info en continu. En toute courtoisie, on devise de la moralisation de la vie politique, du Brexit, de l’antiparlementarisme de Matteo Salvini. Personne ne s’écharpe. Sur les chants homophobes dans les stades de foot : Graziani s’inquiète du fait que "les militants anti-homophobie aient le monopole de ce qu’est un comportement homophobe". Ça renâcle un peu du côté de Nadia Daam mais pas de turbulences. Personne n'est là pour en découdre. Et surtout, on n'a pas le temps. Déjà, la joyeuse bande défriche un autre sujet...
"à droite toute"
Quelques minutes plus tôt, au moment de présenter ses chroniqueurs du jour, Elisabeth Quin sur un ton enthousiaste a simplement rappelé que Graziani était "éditorialiste à L’Incorrect" tout en montrant à l’écran la couverture du dernier numéro, comme s’il s’agissait de la dernière revue culturelle à la mode ou d’un sympathique magazine bien-être et conso. Pas un mot sur l’orientation politique de cette revue fondée en 2017 par des proches de Marion Maréchal Le Pen, un mensuel "à droite toute", comme l'admet sans ambage Le Figaro, et qui comme le rappelle La Croix s’est fixé pour mission d’"entretenir la flamme maréchaliste".
Peut-être eût-il été utile aussi de préciser que Graziani, éditorialiste à L’Incorrect, est une des figures montantes de la droite catholique traditionaliste, une fervente militante anti-avortement qui a été l'un des fers de lance de la "Manif pour tous", avant de devenir porte-parole de "l’Avant-Garde", mouvement visant au rapprochement des droites conservatrices avec le Rassemblement national.
Une chroniqueuse régulière
Certes, sur 28 minutes où Graziani officie régulièrement depuis 2015 comme chroniqueuse, les téléspectateurs les plus fidèles auront peut-être souvenir de quelques signes avant-coureurs, permettant de mieux jauger le personnage. Peut-être se souviendront-ils de cette émission de mars 2017 durant laquelle, dans sa chronique, Graziani s’indignait de l’avortement de mères portant un fœtus trisomique. Avortement qu’elle assimilait à une "discrimination" : "Ça vous viendrait à l'idée d'avorter d'un bébé parce qu'il est noir ?". Malaise sur le plateau. "Pardon, mais ce n’est quand même pas du tout la même chose", lui rappelait-on. Graziani s’embourbait, parlant de "racisme chromosomique". : "La couleur de peau n’est pas un handicap" faisait remarquer Nadia Daam.
Ce jour-là, Elisabeth Quin sortait les rames : "Votre analogie est tout de même un peu discutable, Julie Graziani..." Discutable ? Ce qui n’a pas empêché 28 minutes de poursuivre sa collaboration avec Graziani. Laquelle fait partie d'un pool d'une quinzaine de chroniqueurs et chroniqueuses qui interviennent régulièrement dans l'émission et sont donc rémunérés pour cette prestation. Depuis avril 2015, outre quelques passages sur BFM, et LCI, Graziani a ainsi été appelée à participer à plus d’une vingtaine de numéros de 28 minutes, à ce jour.
"Vous n’avez pas dit que L’Incorrect était de droite..."
Pour tout dire, 28 minutes n’a pas pour habitude de s’appesantir sur le profil politique de ses invités. Pour rappel, l’émission d’Arte compte aussi parmi ses chroniqueurs réguliers deux personnalités bien connues des abonnés d’Arrêt sur images. D'une part, Judith Bernard, directrice de publication du site partenaire d’ASI, Hors-Série, qui ne cache pas son ancrage dans le champ de la gauche critique. D'autre part, Manuel Cervera-Marzal, intervieweur pour Hors-Série, sociologue, spécialiste de la désobéissance civile, et qui ne fait pas non plus mystère de son ancrage à la gauche de la gauche.
Auprès d’Arrêt sur images Cervera-Marzal constate : "28 minutes n’invite jamais de politiques ou d’élus, ce qui fait la singularité et la force de l’émission. La production préfère donner la parole à des personnes comme moi, Graziani, ou d’autres, qui sont toutes présentées comme des «intellectuels». Cette façon de nous désigner tend à estomper la sensibilité politique des chroniqueurs, alors que nous en avons tous une bien marquée. Je peux comprendre ce choix éditorial même si, personnellement, j'ai fait le deuil de l'idée que les journalistes et universitaires seraient capables de neutralité". Il ajoute : "De ce que j'ai pu constater, en plateau, il y a toujours un chroniqueur de sensibilité «macroniste», ainsi qu’un chroniqueur dont les positions penchent plus vers les Républicains ou l’extrême droite, par exemple Graziani. Cet équilibre est souvent complété par un invité qu’on pourrait classer à gauche, mais ce n’est pas systématique."
Fait assez rare, il arrive que 28 minutes, tente de renseigner vaguement ses téléspectateurs sur la coloration politique de ses invités. Voilà qui donne parfois des situations étonnantes. Le 5 juillet dernier, Judith Bernard compte parmi les chroniqueuses du jour, comme Julie Graziani. C’est le journaliste Renaud Dély, joker estival d’Elisabeth Quin, qui est chargé de la présentation des chroniqueurs. Dély : "Bonsoir Judith Bernard, vous êtes directrice de la publication du site Hors-Série qui diffuse des entretiens avec des intellectuels critiques… de gauche plutôt, on peut dire."
Graziani, qui ne se cache pas derrière son petit doigt, fait alors remarquer au présentateur : "Vous n’avez pas dit que L’Incorrect était de droite, du coup." Pirouette de Renaud Dély : "Euh, vos organes de presse sont… comme leur nom l’indique (sic)." Comprenne qui pourra.
"une belle inconnue"
Pour comprendre comment à 41 ans Graziani, mère de famille, catholique, diplômée d’HEC et agrégée de Lettres a atterri dans les studios feutrés de 28 minutes, il faut remonter quelques années en arrière. En avril 2014, Le Figaro lui consacrait un élogieux portrait : "Il y a encore quelques mois, Julie Graziani n'était qu'une belle inconnue. Au mieux, un visage dans le trombinoscope de l'annuaire des anciens d'HEC", écrivait alors le quotidien qui rappelait que c’est d’abord en anonyme, "perdue au milieux de manifestants" que cette auxiliaire de justice a d’abord battu le pavé contre le mariage homosexuel. "Cette année de mobilisation va agir chez elle comme un catalyseur" racontait alors Le Figaro.
Cette année-là alors que la loi Taubira sur le mariage homosexuel a d’ores et déjà été adoptée, "La Manif pour tous" poursuit sa mobilisation en élargissant ses revendications aux questions d’adoption, de PMA, de GPA mais aussi à la défense de la "famille traditionnelle". C’est dans le sillage de cette mobilisation que Graziani, au sein d’un collectif associatif baptisé "Ensemble pour le bien commun" monte en première ligne, en pétitionnant pour le retrait d’un timbre à l’effigie de la Femen Inna Shevchenko, ou encore contre la publicité Gleeden qui promeut des rencontres extra-conjugales.
propulsée par Ruquier
Mais Graziani est véritablement sortie de l'anonymat, le jour où son collectif publie une "supplique" adressée au pape quelques jours avant le voyage présidentiel de François Hollande au Vatican. Dans ce texte, son collectif dont elle est devenue porte -parole, dénonce la "cathophobie" du gouvernement français et demande au pape François de se faire "l'interprète du profond malaise et de l'inquiétude grandissante de nombreux catholiques de France." En quelques jours, sur le site CitizenGo, le texte reçoit plus de 100 000 signatures. Et voilà Graziani, invitée sur France 2 dans L'émission pour tous de Laurent Ruquier, en tant que rédactrice de cette pétition.
Ce 23 janvier 2014, sur le plateau de France 2, Ruquier lui donnerait le Bon Dieu sans confession. Elle est venue prêcher sa cause, tout en se prêtant au format du divertissement. Certains chroniqueurs la titillent. Christine Bravo trouve qu'elle fait "un peu salope". Graziani ne se démonte pas, et lui renvoie le compliment. Tout le monde s'esclaffe. "C’est formidable de montrer une jeune femme jolie, ravissante et croyante…" Graziani l’assure : "Ça n’existe plus les bigotes." Le rescapé de Loft Story, Steevie, rit aux éclats. Décidément, cette jeune femme est bien rigolote pour une catho. Toute la salle l'applaudit. Sacrée soirée.
Invitée de Pujadas
Voilà en tout cas qui va largement lancer le parcours médiatique de Graziani. "Élégante et éloquente, elle crève l’écran", retiendra le média "catho-tradi" Famille Chrétienne. Quelques mois plus tard, France 2 fait de nouveau appel à elle. En octobre 2014, elle se voit ainsi conviée par David Pujadas sur le plateau de l’émission Des Paroles et des actes, où en tant que membre de "la-société-civile" et "porte-parole" de son collectif, elle est confrontée à Alain Juppé.
Cette fois, l’heure n’est plus à la poilade. La militante, en tailleur gris, manie une rhétorique offensive et ciselée et ne lâche rien face à un Juppé à qui elle demande de"remettre à plat et de réécrire" la loi Taubira.
"les positions les plus rigoristes du Vatican"
Le Figaro voit en elle "une lanceuse d’alerte" et estime que "pour la génération Manif pour tous, une nouvelle icône est née". De son côté Valeurs actuelles vante "une femme libre et engagée".
En janvier 2015, l’hebdomadaire catholique La Vie voit en elle une "nouvelle voix des pro-vie". L’hebdo se réjouit : "Cette inconnue du grand public a conduit Alain Juppé à reconnaître qu'il fallait réécrire la loi Taubira." Tandis que la loi Veil fête ses 40 ans, dans ce portrait, Graziani explique sans ciller : " la réalité de l'IVG, c'est bien souvent une violence de l'homme sur la femme, qui fait pression pour qu'elle avorte." Cette année-là, Graziani est devenue porte-parole de la "Marche pour la vie" qui bat le pavé pour s’opposer à l’IVG mais aussi à l’euthanasie.
Comme le rappelait alors Libé, cette mobilisation "surfe sur la capacité renouvelée du catholicisme français à se mobiliser. Peu à peu, elle élargit sa base, surtout générationnelle." Graziani, nouvelle coqueluche de la génération "Manif pour tous" ? A son propos, L’Humanité estime en janvier 2015 : "Leur nouvelle porte-parole traduit ce besoin de se refaire une virginité. Sous couvert de modernité, la « catho de service » s’aligne sur les positions les plus rigoristes du Vatican."
"Et voilà, on est ravis de vous recevoir"
C’est aussi cette année-là que Julie Graziani, portée par l’écho médiatique, est repérée par la production de 28 minutes. Le 17 avril 2015, Elisabeth Quin, présente sa nouvelle recrue à l’antenne : "Une nouvelle du club. Bonsoir Julie Graziani, vous êtes porte-parole du collectif "Ensemble pour le bien commun". Et c’est tout. Et voilà, et on est ravis de vous recevoir." On n'en saura pas plus.
Parallèlement, Graziani va étendre sa surface médiatique, de porte-parole d’un collectif, la jeune femme va devenir éditorialiste à L’Incorrect en 2018. Un mensuel qui se décrit à son lancement en 2017 comme"oscillant entre la droite tocquevillienne, la France éternelle et l’anarchisme dandy." Il est surtout un outil de convergence entre LR et Rassemblement national.Marianne rappelle que" l’un des fondateurs de L’Incorrect n’est autre qu’Arnaud Stephan (un pseudo), ancien conseiller presse de Marion Maréchal-Le Pen." Une publication qui appelle "La Manif pour tous" à serrer les rangs et à battre le pavé en cette rentréeou encore qui déroule le tapis rouge à l’identitaire Damien Rieu récemment condamné (voir notre article)pour une action anti-migrants à la frontière franco-italienne.
Désormais auréolée du statut d’éditorialiste, Graziani multiplie les passages sur 28 minutes, mais intervient aussi occasionnellement sur BFM ou LCI pour s’inquiéter du "multiculturalisme" ou sur France 24 pour pester contre les lois de bioéthique. Sur Twitter, la chroniqueuse multiplie les propos climato-sceptiques lors de la vague d’incendies en Amazonie.
Autant de précisions sur lesquelles, sur 28 minutes, Quin et son équipe ne s’attardent pas. Il ne s’agirait pas de plomber une ambiance si bon enfant.
Contactée par Arrêt sur images, Elisabeth Quin n’a pas pour l’heure répondu à notre sollicitation.