Journalistes : mourir pour l'environnement

Julie Le Mest - - Silences & censures - (In)visibilités - 5 commentaires

Depuis novembre 2015, dix journalistes ont été tués en Asie et en Amérique du Sud parce qu'ils travaillaient sur des sujets environnementaux. En Inde, enquêter sur les "mafias des sables" est très risqué. Et de manière générale, même en France, les écueils pour les journalistes environnementaux se multiplient.

D'année en année, les températures moyennes mondiales augmentent. En ce début septembre, les forêts brûlent et nimbent San Francisco de rouge. Les ressources en eau baissent, notamment au Moyen-Orient, la déforestation fait rage en Amérique du Sud et en Asie du sud-est, les exploitations pétrolières et minières déversent leurs eaux usées sur les terres et les rivières... Et alors que les dégradations de l'environnement s'accélèrent, ceux qui tentent de les documenter et de les révéler au public rencontrent de plus en plus d'obstacles.

Jusqu'au tragique. Selon de nouvelles données publiées par Reporters Sans Frontières fin août, dix journalistes travaillant sur des sujets environnementaux ont été tués ces cinq dernières années. Avec les cas déjà recensés par l'ONG dans son rapport sur le sujet publié en 2015, le total s'élèverait à 20 victimes depuis 2010, "pour avoir enquêté sur la déforestation, l’extraction minière illégale, l’accaparement des terres ou plus spécifiquement sur la pollution, les conséquences environnementales d’activités industrielles ou de projets de construction d’infrastructures majeures". "Le journalisme environnemental dans les pays en voie de développement était autrefois considéré comme une spécialité peu dangereuse, comparée à d'autres. La situation a évolué dramatiquement lors de la dernière décennie,” constate le journaliste et consultant environnemental américain Peter Schwartzstein, dans un rapport établi à partir des témoignages de 70 journalistes locaux publié en juillet 2020 (et financé par le think tank progressiste The Century Foundation et la Carnegie Corporation of New York). "Ceux qui l'exercent se font tuer en plus grand nombre qu'à aucun autre moment par le passé. Ils se font attaquer, harceler, mettre en prison plus fréquemment. Simultanément, les journalistes environnementaux sont souvent dans une situation financière encore plus difficile que beaucoup de leurs confrères dans les médias."

Des journalistes tués en Amérique du Sud et en Asie, surtout en Inde

Cette tension est nouvelle, souligne RSF. "Il y a dix ou quinze ans, les sujets environnementaux étaient en dehors des radars médiatiques. On ne se préoccupait pas comme aujourd’hui de ces questions-là", explique Catherine Monnet, rédactrice en chef adjointe à RSF, jointe par ASI. L'intérêt accru pour ces questions, une bonne nouvelle,  menace les reporters : "Plus ces enjeux sont importants pour les opinions publiques, et plus il y a des risques d’exactions, et plus les gouvernements, ou les gros groupes industriels, qui pouvaient à un certain moment officier illégalement ou à la limite de la légalité, avec plus d’impunité, ont intérêt à ce que ça ne se sache pas, et donc à réduire les journalistes au silence."

Sans surprise, les assassinats recensés par RSF se concentrent dans les pays en voie de développement. Sur la période 2015-2020, l'ONG cite trois meurtres de journalistes en Amérique du sud :Samir Flores Soberanes au Mexique, María Efigenia Vásquez Astudillo et Abelardo Liz, en Colombie. Les autres victimes viennent d'Asie, avec les morts de Rex Cornelio Pepino, tué aux Philippines, Soe Moe Tun en Birmanie. À ce décompte de meurtres avérés s'ajoute "la mort suspecte, en détention, de Muhammad Yusuf,sur l’île de Bornéo, en Indonésie, en 2018", emprisonné après des révélations, pour les sites d’information Kemajuan Rakyat et Berantas News, sur des expropriations illégales liées à l'industrie de l'huile de palme.

La majorité des exactions a eu lieu en Inde. Depuis novembre 2015, quatre journalistes, Karun Misra, Ranjan Rajdev, Sandeep Sharma et Shubham Mani Tripathi ont été tués pour des enquêtes sur des sujets liés à l'environnement dans ce pays dans lequel, selon l'ONG, au moins huit autres violations du droit d'informer (quatre agressions violentes et quatre cas de journalistes faisant l’objet de menaces et poursuites judiciaires) ont eu lieu sur la même période. Deux journalistes indiens avaient déjà été assassinés auparavant : Hemant Kumar Yadav (TV24) et Jagendra Singh en 2015.

L'influence des "mafias du sable"

Un même fil rouge relie ces meurtres, intervenus pour quatre d'entre eux dans le même État de l'Inde, l'Uttar Pradesh. Il s'agit des "mafias des sables", dont les extractions illégales pour le bâtiment et autres industries, en Inde, détruisent littoraux et cours d'eau. Ce phénomène méconnu, aux conséquences dramatiques, s'est faufilé dans la presse internationale grâce au projet "Green Blood" de Forbidden Stories. Ce réseau international de journalistes, créé en 2017 pour continuer les enquêtes que menaient les consœurs et confrères assassinés (dont celles de la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia, sur la corruption) a réuni trente médias sur le sujet des atteintes à l'environnement, dont le Monde en France, El Pais en Espagne, le Guardian au Royaume-Uni. En Inde, le consortium a enquêté sur le décès, en 2015, du journaliste Jagendra Singh, qui avait provoqué une émotion nationale dans le pays. Enquête déclinée en France, avec la cellule investigation de Radio France, et en mini-série documentaire.

Comme l'explique une enquête du Monderéalisée dans ce cadre, Jagendra Singh, ancien correspondant local de journaux en langue hindi, avait lancé sa propre page Facebook d'information et de révélations, Shahjahanpur News, après avoir vu quelques scandales être étouffés par la corruption de ses supérieurs. Le 27 avril 2015, il commence à y accuser un des ministres du gouvernement local de l'Uttar Pradesh, Ram Murti Verma, de détournement d'aide alimentaire, puis de liens avec les mafias des sables. Le 1er juin 2015, la police se rend au domicile du journaliste. Il est ensuite emmené à l'hôpital, brûlé à 60%, et accusant, dans une vidéo tournée par sa famille, la police et le ministre. Il décède sept jours après. Dans l'enquête, c'est la version de la police qui prévaudra : suicide par immolation du journaliste. "C’est un triangle de fer. Un journaliste peut dénoncer le Premier ministre [du pays] . Mais s’il écrit sur des affaires très locales, il est vite neutralisé, très peu osent", explique Suman Gupta, membre d’un comité d’enquête de journalistes formé après la mort du reporter, au Monde.

Les journalistes locaux en première ligne

Le cas de Jarendra Singh est représentatif : "La plupart des cas d'exactions concernent des journalistes locaux, qui vont sur place et se rendent compte de l'impact que peut avoir une activité sur les communautés locales et sur l’environnement, souligne ainsiCatherine Monnet pour ASI. En plus, ils sont loin des radars médiatiques nationaux et internationaux, ce sont eux les plus vulnérables, les premières victimes." Le schéma à l’œuvre, un pouvoir local corrompu et dangereux, est "plutôt fréquent" : "Les journalistes sont particulièrement menacés quand ils mettent leur nez dans une activité où il y a collusion entre des grosses sociétés industrielles, des consortiums pétroliers ou de l’agrobusiness, et les autorités locales, qui ont tout intérêt à maintenir ces activités plus ou moins illégales. Elles ne veulent pas en voir les impacts environnementaux, parce que ce sont des sources de revenus énormes pour les communautés, et parce qu’elles mêmes, très souvent, en profitent directement."

Plusieurs sujets s'entremêlent souvent autour de la question de l'environnement, explique à ASI Courtney Radsch, du Committee to Protect Journalists, une ONG américaine : "Les journalistes qui couvrent des sujets relatifs à l'environnement traitent également souvent d'autres thématiques que nous savons être dangereuses, comme la politique, la corruption, ou les droits de l'homme." Le CPJ, qui possède une base de données des exactions contre les journalistes, met en avant d'autres points chauds, parmi lesquels le Guatemala, où les terres des peuples autochtones sont accaparées pour l'installation de mines, et où selon l'ONG Global Witnesses, les assassinats des militants pour l'environnement ont bondi de trois à seize entre 2017 et 2018. Les journalistes, notamment dans les communautés rurales ou indigènes, sont également menacés ; une enquête de Forbidden Stories a été réalisée au Guatemala, au sujet d'une communauté indigène menacée par une usine de nickel. Autre pays dangereux, le Cambodge, où l'organisation a documenté le meurtre d'au moins deux journalistes et d'un militant qui servait de source, en lien avec la déforestation illégale - RSF liste de son côté quatre meurtres de journalistes travaillant sur ce sujet, sur la période 2010-2015.

Si les ONG, traditionnellement, insistent sur le rôle de l'opinion publique pour faire cesser l'impunité des exactions contre les journalistes, Catherine Monnet évoque aussi des solutions de contournement, comme un déménagement du journaliste dans une région voisine pour pouvoir poursuivre une  enquête devenue trop dangereuse. Le CPJ propose aux journalistes travaillant sur des affaires sensibles un questionnaire d'évaluation des risques qui leur permet de penser, avant d'être en situation critique, à l'ensemble des mesures de protection (physiques, numériques, etc.) qu'ils doivent avoir prises.

Dans les pays occidentaux, des entorses aussi

En-dehors de ces exactions, les plus graves, RSF recense de multiples violations du droit à informer, allant des arrestations arbitraires - par exemple, en Russie, de la journaliste Elena Kostyuchenko et du photographe Youri Kozyrev, détenus plusieurs fois en juin 2020 pour rupture de la quarantaine du Covid-19 alors qu'ils couvraient des déversements industriels de nickel à Norilsk, dans la toundra russe - à la détention pendant plusieurs années, comme cela a été le cas pour le journaliste ouzbek Solidjon Abdourakhmanov, auteur de nombreux articles sur la mer d'Aral et condamné en 2008 pour trafic de drogue - il n'est sorti de prison qu'en 2017.

Mais les pressions concernent également les pays occidentaux. Sur les 53 violations de la liberté d'informer recensées sur les cinq dernière années (les meurtres sont inclus dans ce décompte, dont RSF a transmis les données, anonymisées pour des raisons de sécurité, à ASI), c'est le cas de six d'entre elles - Canada (2), États-Unis (1), Australie (1), France (2) et Royaume-Uni (1). Il s'agit des interpellations ou des poursuites engagées à plusieurs reprises contre des journalistes ayant couvert des manifestations, que ce soit à Standing Rock aux États-Unis (c'est par exemple le cas de la journaliste Jenni Monet, en illustration, qui a été arrêtée en compagnie de manifestantes et détenue avec elles, pendant sept heures, dans une cage en métal, dans le garage de la prison du comté, avant son transfert dans une cellule normale), sur les projets de gazoducs ou d'oléducs traversant des terres des communautés autochtones au Canada, ou sur les actions du mouvement Extinction Rebellion au Royaume-Uni et en France. Dans l'hexagone, l'ONG pointe aussi les pressions subies par la journaliste Inès Léraud, dans le cadre de sa couverture des causes de la pollution par les algues vertes en Bretagne (voir notre émission sur le sujet).

Peter Schwartzstein rappelle que beaucoup des entreprises qui empêchent le travail des journalistes environnement à leur sujet sont occidentales, ou actives dans les pays occidentaux. "Les mauvaises tactiques anti-médias ont tendance, malheureusement, à se développer si on ne les stoppe pas", remarque-t-il, appelant à plus de sévérité. Il illustre son propos avec les techniques utilisées par l'entreprise Monsanto pour plomber la sortie du livre de l'Américaine Carey Gillam, ancienne journaliste à Reuters, aujourd'hui à US Right to Know, un organisme à but non lucratif d'enquêtes sur l'alimentation.

Les 53 cas de violation répertoriés depuis 2015 restent "la partie émergée de l'iceberg", selon les mots de Catherine Monnet de RSF : il ne s'agit que des cas qui arrivent à être collectés et documentés par le réseau international de correspondants de l'organisation... à l'exclusion de tous ceux qui passent inaperçus. En 2019, RSF décomptait au total 49 journalistes tués dans le cadre de leur activité, un nombre "historiquement bas" en raison de la baisse du nombre de journalistes tués en zone de conflit. Si l'environnement ne représente donc pas une cause majoritaire, Catherine Monnet rappelle que sur l'année 2020, trois journalistes ont déjà été tués pour cette raison : "Il est probable qu'il y ait de plus en plus d'incidents."

Des décomptes différents

Si RSF évoque le nombre de 20 journalistes tués pour leur travail sur l'environnement entre 2010 et 2020, ce n'est pas le chiffre qui est mentionné sur le site de Forgotten Stories, qui fait état de 13 journalistes tués depuis 2009 et 16 cas en cours d'investigation. Ce décompte a en fait été effectué par des journalistes de Forgotten Stories à partir de la base de données du Committee to Protect Journalists. Cette base de données, qui recense les meurtres de journalistes et exactions commises à compter de 1992, permet de faire une recherche à partir de quelques sujets journalistiques (politique, corruption, culture...), dans lesquels l'environnement ne figure pas. Le recensement effectué par les journalistes de Forgotten Stories, publié par le Guardian pour les cas avérés, est donc le seul existant.

Les différences de chiffres peuvent s'expliquer de plusieurs façons : le listing de Forgotten Stories ne prend pas en compte les meurtres les plus récents (trois en 2020, un en 2019). Certaines morts, sur lesquelles le CPJ était encore en train d'enquêter en 2019, sont désormais considérées de façon sûre comme des meurtres (c'est le cas notamment de celle de Sandeep Sharma, tué en  Inde en 2018). Enfin, RSF comme le CPJ s'appuient sur des réseaux de correspondants régionaux, qui ne sont pas les mêmes. Les informations, et leur interprétation, peuvent donc varier.




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