Journalisme : la grande désertion

Loris Guémart - - Nouveaux medias - Médias traditionnels - Déontologie - Financement des medias - 39 commentaires

Ces ex-journalistes n’ont pas connu de difficulté à intégrer des rédactions. Mais après quelques années de lutte contre les articles bâclés, la course au référencement, et l'absence générale d'exigence, ils se sont résolus à quitter le secteur. Ils racontent.

La plupart du temps, les médias s'interrogent sur la précarité des jeunes journalistes, dans un secteur en crise depuis maintenant plus de deux décennies. "Obtenir un emploi stable prend de plus en plus d'années", constatait Le Monde le 2 juillet . En 2019, Les Inrocksfaisait parler de jeunes journalistes"sous-payés, précarisés, critiqués", souvent aux prises avec les reproches lors de leurs reportages parmi les Gilets jaunes. Et Marianne dévoilait le dernier rapport du cabinet Technologia réalisé en partenariat avec le premier syndicat de journalistes, le SNJ, titrant sur le fait que "37 % des journalistes veulent changer de métier". L'Express constatait lui aussi "le blues des journalistes" sous la plume d'Audrey Kucinskas, qui s'est d'ailleurs elle-même mise en retrait du métier il y a quelques mois. L'un des interrogés concluait alors : "La presse aujourd'hui ne saurait même pas repérer un Jack London. Il partirait faire des podcasts pour Spotify ou des documentaires pour Netflix."

Arrêt sur images a interrogé, anonymement ou non, une quinzaine de professionnels ayant changé de métier ces dernières années. Âgé.e.s d'une trentaine d'années, ils avaient tout pour réussir dans ce métier : efficaces, volontaires, blancs, souvent bourgeois, sortant parfois en bonne place des meilleures écoles, ou ayant gagné des concours. Après quelques années dans une ou plusieurs rédactions de tous supports et de toutes tailles, ils ont préféré s'en aller vers d'autres horizons, sans haine mais avec une désillusion certaine. Pas forcément idéalistes au départ, mais avec une envie affichée de servir la démocratie, ils font le constat commun d'avoir été surtout des ouvriers de l'information, traitée selon une logique éloignée des belles paroles des patrons de médias et de leurs rédacteurs en chef. Selon eux, seule une révolution pourrait faire sortir ce métier d'une crise qu'ils perçoivent comme systémique autant qu'économique.

Du sensationnel et des clics, pas du journalisme

Dans les services web des grandes rédactions, la situation semble tout aussi dramatique que lors de notre émission de 2009 sur le sujet. "L'objectif n'était pas de décrire les choses pour les gens, mais pour Google Actu ou Apple News. La qualité éditoriale était complètement secondaire, c'est d'une tristesse sans nom : tu es là pour être une machine à ingurgiter et régurgiter des dépêches AFP mises en forme pour le site, avec des liens hypertextes internes", décrit ainsi, à propos d'un hebdomadaire parisien, un déçu de 28 ans. "En arrivant, on m'avait dit que je pouvais faire des papiers un peu plus longs, mais c'était marginal, même s'ils n'hésitaient pas à demander de longs papiers faits en une matinée, ce qui est infaisable". Il travaille désormais dans le service communication d'une grande entreprise.

"Ils avaient embauché une journaliste dédié au SEO (l'optimisation des contenus pour les moteurs de recherche, ndlr), pour voir tout ce qui remontait sur Google et retitrer les articles en fonction de ça, avec des considérations de visibilité qui primaient sur la ligne éditoriale", témoigne la romancière Mathilde Tournier en évoquant son expérience dans une chaîne info au milieu des années 2010. 

Dans les titres locaux aussi, la dépêche prend souvent le pas, désormais, sur le reste. Nathan Lohéac, parti enseigner en Thaïlande plutôt que d'exercer ce journalisme-là, se rappelle avec émotion la seule fois où un supérieur l'a admonesté pour avoir copié-collé une dépêche d'agence de presse sans rien ajouter ni vérifier. "Dans les autres rédactions, on t'engueule car c'est une perte de temps !" Il se souvient encore de cet épisode lors d'un stage au Parisien : "Une rédactrice en chef a recopié devant moi une dépêche en m'expliquant que c'est ce qu'il fallait faire. Résultat, s'il y a une faute dans une dépêche, on la retrouvera partout." Avec une logique poussée jusqu'à l'absurde, se rappelle Michael Ducousso lors de son expérience dans une "ferme à contenus" alimentant en toute discrétion les sites web de certains grands médias. "Un jour, on avait un fait divers juste à côté de la rédaction, on n'est même pas sortis, on a attendu la dépêche AFP".

Faire court et simple, rester en surface

En entrant en 2012 au service sports de RMC et BFMTV à la sortie de l'ESJ Lille, la plus réputée des écoles, Camille Gelpi ne s'attendait pas à ce qu'elle a observé pendant 6 ans à courir les grands événements sportifs dans le monde entier. "Faire du 'hard news' laisse peu de place à l'analyse et au recul, ce qui était assez frustrant. On était vraiment dans l'infotainment, particulièrement en traitant le sport, qui est déjà lui-même un spectacle", constate-t-elle. "Certains rédacteurs en chefs disaient qu'il fallait faire plus d'enquête, mais en fait, tout le monde s'en fout quand tu y vas, que tu enquêtes, par exemple à propos des 'ultras' des clubs de foot. On te dit qu'il n'y a pas de sujet, que c'est trop So Footet pas assez RMC. C'est un système où tout le monde et personne n'a tort à la fois, mais on ne va pas au fond des choses", analyse la jeune femme, aujourd'hui tapissière en région parisienne, usée mentalement et physiquement après des années de reportages vidéo lui semblant un peu vains.

"Quand on travaille en info généraliste, au jour le jour, il y a toujours cette obligation de remplir les journaux du lendemain", pointe un journaliste en partance des antennes locales de Radio France après avoir gagné un concours tremplin de la radio publique. "Dans la recherche de quantité, j'ai eu l'impression de devoir un peu mettre la qualité de côté : dans pas mal d'occurrences, on finissait par choisir l'interlocuteur qui allait répondre vite ou dont on savait qu'il était efficace dans l'expression, sur des sujets où on savait pourtant parfois qu'il aurait fallu un interlocuteur plus spécialisé."La frustration est proche chez Justin Daniel Freeman, longtemps journaliste local au quotidien régional breton Le Télégramme. "Le localier isolé doit avant tout remplir le journal. Dès qu'on s'intéresse à des choses plus pointues, comme les filières agroalimentaires, on vous dit que ce n'est pas votre domaine. On a l'impression de survoler, de passer à côté des vrais sujets, plus profonds."

Est-ce si différent chez les rubricards de la presse parisienne ? "En regardant ailleurs, je me suis aperçu que je n'avais pas envie d'aller dans un autre média, si c'est pour faire du bâtonnage de dépêches, recopier Le Parisien ou faire toujours plus simple", résume l'ex-journaliste Samuel Le Goff, ancien assistant parlementaire désormais consultant en stratégie de communication. Pendant 6 ans, il a été spécialiste de l'actualité parlementaire du site Contexte, qui propose une information dédiée aux acteurs publics suffisamment exclusive pour faire payer des abonnements de plusieurs centaines à plusieurs milliers d'euros par an. 

L'argent-roi de l'actionnaire et de la pub

Et à la télé ? Les quelques témoins passés par les chaînes de télévision privées ne mâchent pas leurs mots, en particulier dès qu'il est question des partenariats croisés au sein de ces conglomérats médiatico-industriels. "Ce que je faisais parfois, c'était du publireportage", déplore ainsi Gabrielle Ramain, ex d'une grande chaîne. "Un jour, je devais faire un sujet sur un spectacle de magie, on le faisait chaque année parce que c'était coproduit par la chaîne. C'était de la pub gratuite…" Chez CNews, même constat, le propriétaire Vincent Bolloré assumant d'ailleurs ces pratiques. "Par exemple, on devait écrire sur un sondage CSA tous les mardis, car l'institut appartenait également à Bolloré", peste Lohéac. Alors journaliste à la rubrique internationale du journal gratuit de CNews, il a surtout pu mesurer l'ampleur des interférences éditoriales de son actionnaire de référence.

"Bolloré a des millions d'euros d'investissement en Afrique, alors mes sujets Afrique n'étaient jamais acceptés. Mais à aucun moment on ne vient te le dire clairement ! On te dit non sans explications au début, puis que ça n'intéresse pas les gens, alors que ce n'est pas la raison pour laquelle ils n'en veulent pas… c'est très insidieux, mais en ouvrant un Direct Matin (le nom du journal alors, ndlr) et en regardant le produit dans son ensemble, le journal va faire la promo de tel intérêt économique ou politique de Bolloré", analyse-t-il.  S'il a quitté complètement le monde journalistique pour la Thaïlande, c'est parce qu'il est convaincu que "si le journalisme se bat, en fait, il est déjà mort, et les gens qui nous lisent ou nous regardent en sont conscients".

D'autres ont surtout ressenti l'influence des annonceurs, comme Freeman lorsqu'à 20 ans, il exerce en CDI dans un groupe de sites web d'actu automobile. "Je me suis vite ennuyé, car c'est un monde très dépendant de la publicité, alors on n'est pas complètement naïf quand on se fait offrir des voyages de presse pour des essais à la montagne, à la mer, qu'on boit des grands vins… en presse auto, on a coutume de dire que le journaliste est un SDF qui vit comme un millionnaire." En presse régionale, l'influence est plutôt celle des institutions et collectivités. "Tu arrives dans ce milieu-là avec une certaine idée de la justice sociale, pour donner la parole à tout le monde, car tu es vite confronté sur le terrain à la dignité des plus faibles", avance Loïc Masson, 27 ans dont 5 de journalisme en rédactions locales. "Mais au quotidien, concrètement, ce que tu fais n'est pas ça : arrive une affaire, et ton rédacteur en chef te dit de ne pas enquêter car le journal a un partenariat." Une ex-correspondante en Amérique du Sud se souvient de ses débuts de journaliste au quotidien La Montagne, à Clermont-Ferrand : "Dès que Michelin appelait, il fallait aller couvrir ce que Michelin avait à dire…"

Le burn-out est commun, les rédactions inhumaines

Malgré ces avanies, nombre d'interrogés n'ont pas initialement renoncé à exercer du mieux qu'ils pouvaient. Venu au journalisme un peu par hasard, Corentin Durand, ex-Numerama, n'avait pas "d'idéal journalistique", mais "c'est quelque chose qui est venu en travaillant". Au fur et à mesure des mois dans cette rédaction web, il a "eu envie de faire mieux que recopier des articles trouvés sur le web anglophone". Alors, il se lance en solo sans rien coûter à son média. "J'ai fait une enquête assez importante, pas sur mes heures de travail." Une fois publié un premier article, il se sent si peu encouragé à poursuivre qu'il finit par transmettre ses informations au confrère d'un grand quotidien. "Je me suis dit que je ne pourrais pas faire ce métier toute ma vie dans ces conditions-là." Il est aujourd'hui dans l'Éducation nationale.

Les conséquences sont parfois plus graves pour la santé des plus investis - et des plus déçus. "Soit tu en restes strictement à ce que tu as à faire, soit tu fais les choses à fond et tu te retrouves à avoir des journées beaucoup trop longues. Je me poussais à toujours faire plus grand, plus fouillé, et je me suis pas mal cramé", témoigne Freeman. Confronté à d'importantes difficultés personnelles, notamment à cause de son implication professionnelle, il a quitté un CDI au quotidien régional L'Union pour une formation de boucher. Et blâme "son ego" plutôt que ses chefs. "J'ai vu des collègues se bousiller la santé, faire des AVC, des déchirements de la rétine à cause du boulot", note néanmoins Ducousso à propos de ses expériences en presse locale. Il est parti se former pour devenir métallier sans aucun regret. "On te dit que c'est un métier-passion mais c'est une expression débile à partir du moment où on ne respecte pas les employés, leur santé physique et mentale. C'est un truc qu'on assène aux jeunes journalistes pour leur faire accepter des conditions de travail intolérables", résume un autre.

Les témoins de cette enquête sont tout aussi unanimes pour pointer l'absence globale de gestion des ressources humaines et de management, de leur embauche à leur départ en passant par les stages. Et chaque chef de service semble alors tout-puissant, dérives comprises. "Même dans les médias de gauche dans lesquels je suis passé, il n'y avait rien de gauche à ce niveau, j'ai vu tant de trucs aberrants", poursuit le journaliste devenu sans regret métallier. Plusieurs stagiaires du Monde n'en reviennent toujours pas que personne ou presque ne leur ait adressé la parole dans la rédaction, pendant plusieurs semaines et ce malgré la publication de quelques articles au cheminement mystérieux.

Après une expérience difficile (notamment à cause du sexisme) dans une grande chaîne privée, Ramain a postulé chez Brut, l'un de ces nouveaux médias dont la ligne éditoriale la laissait penser que l'ambiance serait meilleure. "Et là, c'était de nouveau l'enfer, on ne t'explique pas comment fonctionne l'entreprise, puis on se moque de toi." Pourtant rompue aux petits boulots dans des secteurs réputés difficiles, par exemple en hôtellerie-restauration, elle n'en revient toujours pas… au point d'engager, à la rentrée, une thèse avec un contrat doctoral sur les violences organisationnelles dans les entreprises de presse. Car cette fille de syndicaliste est persuadée que ces pratiques, confirmées par la plupart des témoins d'ASI, relèvent bien d'un système. "Une de mes hypothèses de travail est qu'il n'y a pas de RH, et que les chefs sont les meilleurs journalistes mais qu'un bon journaliste n'est pas forcément un très bon chef." Avec une conséquence majeure, sous-estimée selon elle : "On essaie d'avoir plus de diversité dans les recrutements, mais recruter ne suffit pas ! Les Noirs ou les gens issus des milieux populaires vont repartir parce qu'ils n'ont pas, en arrivant, les normes implicites de cette profession, et on ne fait pas en sorte qu'ils restent."

La crise amplifie tout, et surtout le pire

Cette grande désertion n'arrive pas aujourd'hui par hasard. La spirale économique descendante dans laquelle sont engagés la plupart des médias traditionnels a contribué à aggraver des situations humaines et éditoriales déjà médiocres, en tendant l'ensemble de la chaîne de production, de rachats en diminutions de masse salariale. "J'ai vu des rédactions où en quelques années, on est passé de 4 salariés à deux personnes dont un précaire", constate à propos de ses expériences en presse locale Masson, qui n'a pas mieux vécu l'hypocrisie de certains titres prétendant à une ligne éditoriale très à gauche. "Quand tu piges (vends des articles à l'unité rémunérés en salaire selon le droit du travail, ndlr) pour des petites structures qui se drapent dans la robe de la vertu mais te paient 6 mois plus tard et essaient de te payer en factures (donc sans les cotisations sociales des salariés, ndlr)..."

Ils font souvent remarquer qu'à la fin, c'est le lecteur, l'auditeur ou le téléspectateur qui paie les conséquences de ces errements. L'ex-journaliste devenu métallier a ainsi failli rester dans le métier, du moins jusqu'au mouvement des Gilets jaunes qu'il voyait tous les jours sur les ronds-points du sud-ouest en allant travailler. "Le traitement a été tellement merdique ! Et le pire, c'est qu'étant passé dans ces rédactions web, je savais comment elles en arrivaient à écrire des articles soit totalement faux, soit anglés de façon biaisée", s'énerve Ducousso plus d'un an après. "On est passé de 'c'est les pauvres' à 'c'est une bande de racistes' à 'ce sont des casseurs d'extrême-gauche', alors que je voyais la réalité sur le terrain donc je savais que c'était bidon. Le système journalistique, tel qu'il est aujourd'hui, avec ses contraintes financières, favorise une info de moins bonne qualité, voire malhonnête".

Le 11 août, Vice a publié sous la plume de Justine Reix un article intitulé"Arrêter le journalisme pour apprendre à vivre", dans  lequel elle rapporte les témoignages de journalistes reconvertis. Leurs constats, portant dans une large mesure sur les conditions de travail, sont similaires à ceux qui ont été exposés ici en juillet. Un an après la publication de notre article, les sociologues Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat ont écrit Hier, journalistes, livre qui porte également sur l'épineuse question des départs de journalistes, à partir d'une cinquantaine d'entretiens. Ils en avaient exposé les grandes lignes dans des articles deL'Observatoire des médias et de la Revue des médias de l'INA.

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