Journalisme de sport, journalisme à sponsors

Jérôme Latta - - Publicité - Déontologie - Financement des medias - 12 commentaires

Tweets et retweets, publicité, animation d'événements, mannequinat... Le phénomène des "collaborations extérieures", qui affecte les journalistes stars, a pris une ampleur sans précédent dans les rédactions sportives. Une enquête en trois volets du journaliste spécialisé Jérôme Latta pour Arrêt sur images.

Le 23 mai dernier, le journaliste de France Info Matteu Maestracci, ancien du service des sports de la radio, pose sur Twitter cette question : "Ingénument, sans vouloir polémiquer ou donner des leçons : est-ce normal / autorisé / légal pour des journalistes sportifs d’être rémunérés par des sites de paris sportifs en ligne ?"

L'interrogation se comprend : les journalistes "sportifs" qui se prêtent à des opérations de publicité et de sponsoring au profit de diverses marques sont nombreux. Il arrive même, comme l'observe encore Maestracci, de voir l'animateur d'une émission spécialisée réapparaître au beau milieu de la page de pub qui vient de l'interrompre. Si le phénomène des "collaborations extérieures" n'est pas nouveau ni propre aux rédactions sportives, il a pris une ampleur sans précédent au cours des dernières années. Il concerne évidemment celles et ceux dont le visage est connu. Dans l'ombre, des journalistes sportifs continuent de faire leur travail de manière beaucoup plus orthodoxe.

ambassadeurs de sites de paris sportifs

Les opérateurs de paris sportifs sont les premiers "employeurs" de journalistes sportifs. Hervé Mathoux, présentateur du Canal Football Club, l'émission phare du football en France, est récemment devenu l'ambassadeur de BetStars, pour qui il a réalisé une trentaine de vidéos au cours du seul mois de mai. 

Jovial présentateur de la chaîne spécialisée BeIN Sports, Alexandre Ruiz livre la primeur de ses pronostics à NetBet. Ses collègues Marie Patrux et Smaïl Bouabdellah émargent chez Parions Sport (Française des jeux) avec le même genre de formats, tandis que Darren Tulett présente une émission pour Winamax. Winamax peut aussi compter sur les prestations de Carine Galli (M6 / W9) et Nabil Djellit (qui contribue à divers médias spécialisés). Même le preux Didier Roustan (La Chaîne L'Équipe), défenseur d'un football plus pur et plus citoyen, a rejoint cette écurie – qui emploie aussi, pour sa branche poker, le polémiste vedette de RMC Daniel Riolo.

Hormis les sociétés de paris en ligne, dont la présence comme sponsors et annonceurs est devenue massive depuis leur légalisation en 2010, d'autres acteurs économiques du monde sportif participent à la danse. Vanessa Le Moigne (BeIN), France Pierron (La Chaîne L'Équipe) et Carine Galli représentent Orange dans ses opérations liées au football – notamment "Orange passeur d'émotions" dans le contexte de la Coupe du monde 2019 –, et les relayent sur leurs comptes Twitter. Carine Galli a ainsi animé le "lancement du dispositif" au Parc des Princes le 21 mai, auquel a également participé Candice Rolland (La Chaîne L'Équipe). On retrouve "le journaliste Alexandre Ruiz, en mission pour le CIC" dans une série de vidéos diffusées sur Twitter et Facebook pour promouvoir "l'engagement [de la banque] au cœur de la communauté «e-sport business»". Il fait aussi la promotion de la société Idalgo, prestataire de statistiques sportives et d'applications de pronostics.

Alexandre Ruiz, au service des paris sportifs...

Twitter, 12 avril 2019

...de la banque CIC...

Twitter, 2 mai 2019

...et d'Idalgo, prestataire de statistiques sportives.

Twitter, 2 mai 2019


'>


déjà en 2009, Mickey sur un plateau

Le caractère public de ces participations à des campagnes de communication les distingue des "ménages" classiques, consistant plutôt en des animations d'événements, et qui ont vocation à rester discrets. Mais la discrétion, possible pour des séminaires d'entreprise ou les conférences dans un cadre semi-privé, ne l'est plus guère avec les marques. Dominique Armand (Canal+), par exemple, officiait en 2015 en tant que maître de cérémonie de la soirée "Future Arena" organisée par Adidas. 

Rien d'inédit, en réalité, dans le journalisme sportif de télévision. En 2011, Nelson Monfort s'était exposé à des sanctions après être apparu dans des vidéos pour Areva, également sponsor des championnats d'Europe d'athlétisme en salle qu'il devait commenter. Déjà, en juin 2009, lors du tournoi de Roland-Garros, il avait convié… Mickey sur le plateau de France 4, juste après avoir animé un événement tennis pour Disneyland Paris (nous vous avions parlé des différents ménages de Monfort, ici et aussi ici). À la suite des polémiques du début des années 2010 – une époque où "rien n'était autorisé, mais tout était permis", ironise Antoine Chuzeville, délégué du Syndicat national des journalistes (SNJ) à France Télévisions –, la direction de la télévision publique a fini par y mettre meilleur ordre avec l'adoption en 2013 d'une charte de déontologie, dans le cadre de l'accord d'entreprise. Depuis, les cas s'y sont raréfiés. Ces dernières années, le phénomène s'est en revanche considérablement répandu dans les chaînes privées, avec des partenariats publicitaires explicites pour un nombre croissant de collaborateurs. Les employeurs semblent néanmoins conscients des problèmes soulevés par leur propre permissivité : les directions de BeIN Sports et Canal+ n'ont pas souhaité nous répondre, et ont passé la consigne aux intéressés de respecter un strict silence radio. 

journalistes transformées en instagrameuses

Le mélange des genres commence par un brouillage général des lignes, notamment avec la complaisance envers les marques sur les réseaux sociaux, dont les innombrables exemples témoignent de l'ambiguïté générale des relations entre médias sportifs et sponsors. Les partenariats publicitaires et les ménages rémunérés trouvent leur origine dans des échanges de bons procédés qui ne le sont pas. Marie Patrux (BeIN Sports) aura ainsi mentionné ou relayé quatre marques sur Twitter en quelques jours, du 26 mai au 1er juin : Perrier, BNP Paribas, Butagaz et Nike ! 

Marie Patrux aux petits soins pour Nike...

Twitter, 17 mai 2019

...BNP Paribas...

Twitter, 26 mai 2019

...Butagaz...

Twitter, 28 mai 2019

...et Perrier.

Twitter, 29 mai 2019


'>


Ses collègues de BeIN Margot Dumont et Claire Arnoux ne sont pas en reste. En à peine plus d'une semaine de mai, la première a cité Urban Soccer, Puma, Mon petit gazon et un hôtel de luxe à la Réunion dans des tweets enthousiastes ; la seconde s'inscrit dans le registre de l'instagrammeuse, avec des poses en vêtements dont elle cite les marques (dont Nike, Lacoste, Lévis). En mai et juin, Carine Galli a posé en Lacoste à Roland-Garros, devant un panneau DS Automobiles à Monaco et accrochée à la tyrolienne installée par Perrier au deuxième étage de la tour Eiffel. N'en jetez plus. 

Ce ne sont que quelques échantillons d'une pratique tellement répandue qu'elle passe pour innocente, rarement assortie d'une rémunération : on remercie les sponsors pour les invitations ou les produits offerts, on évoque spontanément une actualité commerciale. C'est l'usage, tout simplement, presque de la politesse. Les comptes Facebook et Twitter des médias eux-mêmes se prêtent régulièrement à l'exposition des marques et/ou du hashtag de leurs campagnes. Les concours pour gagner des cadeaux en recourant au classique "RT + follow" (retweetez et abonnez-vous), avec mention en bonne et due forme de la marque concernée, sont également prisés. L'intervieweur de Canal+ Olivier Tallaron s'est ainsi transformé en organisateur de concours pour faire gagner des maillots (qu'il a parfois fait dédicacer par des footballeurs à l'occasion d'entretiens pour sa chaîne). Cet exercice, qui permet de recruter des abonnés sur Twitter et Instagram, a été vivement critiqué lorsqu'il s'avéra qu'une jeune gagnante avait pour tout abonnement et tout abonné… Olivier Tallaron lui-même. 

Le mélange des genres, c'est aussi le principe des nombreux événements organisés par les marques, qui associent médias et journalistes à d'autres acteurs : lancement de produit, visite de star, soirée ou concert dans un lieu prestigieux, ou encore tournois de football. "Certains confrères sont sensibles aux mondanités, ils prennent ces invitations comme des gratifications", estime un journaliste de chaîne sportive. Journalistes, influenceurs, communicants, sportifs s'y côtoient, des liens se tissent entre médias et services ou agences de com. Les renvois d'ascenseur commencent par des mentions sur les réseaux sociaux.

Pour lire la suite, c'est ici.


Lire sur arretsurimages.net.