Images du 7-Octobre : le piège de la projection
Paul Aveline - - Déontologie - 48 commentairesDepuis le 7 octobre, Israël convie régulièrement médias et personnalités médiatiques à visionner un montage d'une quarantaine de minutes présentant, sans altération ou presque, les vidéos des attaques du Hamas contre Israël. Nous avons assisté à l'une de ces projections avec une question : faut-il voir ces images ?
Y aller ou pas ? Lorsque nous avons eu la possibilité d'assister à l'une de ces projections, la question s'est posée. Le dispositif est inédit : l'ambassade d'Israël diffuse 48 minutes d'images brutes des attaques du 7-Octobre. Les sources : des caméras embarquées par les combattants du Hamas, des caméras de surveillance, les téléphones portables des victimes ou des premiers secouristes intervenus sur les lieux des attaques. Il fallait voir comment se faisait cette diffusion, comment les images avaient été choisies, ce qu'elle disaient de cette journée, mais aussi de la réaction israélienne.
Le 13 novembre 2023, nous voici donc assis dans un auditorium du centre de Paris, après un contrôle de sécurité drastique : téléphones, montres connectées, dictaphones et même écouteurs sont confisqués à l'entrée. Pas question de diffuser à l'extérieur ce qui va être montré en petit comité. Dans les rangs sont présents plusieurs visages des antennes françaises, dont Marc Fauvelle (France Inter), Élisabeth Lévy (Causeur
), Jean-Marc Morandini (CNews), Guillaume Erner (France Culture), Jean-François Achilli (France Info) ou Paul Amar. Quelques personnalités médiatiques aussi : Amine El-Khatmi (ex-président du Printemps républicain) ou le général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française auprès de l'ONU.
Pour avoir abondamment couvert le 7-Octobre et ses conséquences, nous savions à peu près ce que nous allions voir. Libération avait publié un compte-rendu clinique du contenu des vidéos, et nous en avions vu un bon nombre au cours de nos préparations d'articles et d'émissions, disséminées sur les réseaux sociaux. Et pourtant, au sortir de la salle, l'effet de sidération est là. Le choc est profond, et engourdit la réflexion. Tentative d'explications, parfois décousues, de ce qu'ont produit ces images.
Haine et jouissance
Comment nommer ce qui suit ? Pendant 48 minutes, l'horreur s'ajoute à l'horreur, la violence à la violence, la haine à la haine. Les images montrent à chaque seconde un déchaînement de violence inouï, et au-delà, une jouissance dans cette violence. Jouissance à tuer, jouissance à mutiler, jouissance à dégrader les corps des victimes, filmés ou photographiés en gros plans, humiliés jusque dans la mort. Jouissance à s'en vanter, comme quand l'un des hommes du Hamas appelle ses parents pour leur annoncer avec fierté les atrocités qu'il vient de commettre.
Au milieu de ces images "brutes", il y a aussi quelques altérations. Ici un zoom dans une image, pour découvrir une victime à peine visible dans l'angle de la caméra, cachée sous un bureau pendant que les tueurs la cherchent. Ils finissent par la trouver. Autre lieu, une crèche, autre victime. Une femme tente désespérément de se cacher sous des coussins que l'on imagine servir à la sieste des enfants. L'image se scinde en deux, dans un champ contre-champ macabre, capté par des caméras de surveillance. À gauche, la victime se terre. À droite, les tueurs entrent dans le couloir que l'on devine jouxter la salle de sieste. Puis ouvrent la porte, tirent et tuent.
Et puis il y a l'incongru. Comme ce chien, venu docilement à la rencontre des terroristes qui pénètrent dans l'un des kibboutz. À l'image apparaît en gros plan l'arme d'un homme qui porte sur son torse une caméra. Le chien est abattu. L'image n'est pas là par hasard : elle vient souligner l'absurde dans l'horreur. Ils ont tué tout le monde : hommes, femmes, enfants, même le chien.
Corruption
Après 48 longues minutes, le piège des images se déploie. La projection laisse hagard, avec des pensées pas franchement tournées vers la paix, même pour qui y croit encore. Difficile de raisonner, ce qui n'empêche pas les médias d'interroger dès la sortie de la salle les député·es qui se sont infligé le visionnage. À part l'émotion et le choc, rien ne ressort de ces interviews. Aymeric Caron (député Rev-LFI-Nupes), interrogé par BFMTV, a l'air sonné. Au micro de Sud Radio, Sylvain Maillard, président du groupe Renaissance à l'Assemblée nationale, lance, à propos de la projection des images : "Ce sera intéressant de voir quels députés viennent, quels groupes viennent". Pendant journalistique de la liste des médias absents dressée par Laurence Haïm, voilà le chantage à la projection. Si vous ne venez pas, c'est suspect. La violence de ce soupçon porté sur les absentéistes dit tout du piège que tendent ces images. Réponse d'Éric Bothorel, député Renaissance, chez Mediapart (il est opposé à la diffusion des images) : "Si c'est ce qu'a voulu dire Sylvain Maillard, je suis en désaccord. Il y aura en effet de bonnes raisons d'être absent. [...] Si l'on en arrivait à culpabiliser les gens qui ne sont pas là, ce serait plus que maladroit : ce serait dégueulasse."
Et d'une indécence rare. Comme ce défi, lancé par le sénateur LR Bruno Retailleau à Phil Chetwynd, directeur de l'information à l'AFP, venu expliquer la ligne éditoriale de l'agence, accusée de ne pas nommer le Hamas comme il faudrait : des terroristes. Chetwynd explique, contextualise, détaille la méthode AFP. Retailleau le coupe : "J'espère que vous avez vu les images [...] où la qualification de «terroriste» ne fait pas de doute. C'est le sens commun qui permet de le qualifier, aussi. Le festival (attaqué par le Hamas, ndlr) était un Bataclan en grand. Un Bataclan dès l'aube. Un Bataclan à ciel ouvert." Comme pour dire : alors, il les a vues, les images, le journaliste de l'AFP ? Parce que Bruno Retailleau, oui. Face à la réflexion d'un journaliste, ouverte au débat et à la critique, un sénateur oppose l'émotion et le choc des images, qu'il estime devoir forcer la main et les mots. Le piège se referme.
La comparaison a été faite avec Nuit et brouillard et Shoah, deux films qui entendaient montrer l'Holocauste pour lutter contre l'oubli (Nuit et brouillard commence par cette supplique : "Souviens-toi"). Mais Shoah était un documentaire, Nuit et brouillard un film encadré par des historiens spécialistes de la déportation. Montrés (tout ou parties) à des générations de lycéens, ils n'ont pas empêché la propagation du négationnisme. C'est l'un des arguments régulièrement avancés pour justifier la diffusion de ces images : lutter contre le conspirationnisme et le déni qui fleurit déjà sur les événements du 7-Octobre. Pourquoi ce qui a échoué hier réussirait aujourd'hui ?
Pire, ce sont cette fois en grande majorité des images de propagande qui sont diffusées. Filmées par les bourreaux, pour les bourreaux, mais aussi pour les victimes, leurs familles, leurs proches, leurs voisins. Parfois diffusées sur leurs réseaux sociaux. Filmées, non pas pour que le monde sache ce qui s'est passé dans les kibboutz ou lors d'une rave party, mais pour qu'il sache comment ça s'est passé. Avec quelle violence libérée, quelle haine, quel déchaînement d'inhumanité, 1 200 vies ont été arrachées (selon le dernier bilan fourni par Israël). Le montrer non pas du point de vue des victimes, du journaliste, de l'historien, du spécialiste. Mais du point de vue des tueurs, à la première personne. Et il faudrait s'y plonger volontairement ?
Au final, ces images corrompent. Les victimes d'abord, exposées à des yeux du monde entier dans un état de faiblesse absolue, dans leurs derniers instants, jusque dans la mort. Les spectateurs ensuite, irrémédiablement marqués par ce qu'ils ont vu, définitivement abîmés par l'exposition à une telle violence. Corruption du débat enfin, altéré par le simple fait que ces images existent, que certains les voient, que d'autres non, et qu'il faille faire un choix et s'en justifier. Sur BFMTV encore, Aymeric Caron répondait à la question d'Alain Marschall : "Est-ce que ces images doivent être réservées uniquement aux journalistes ou aux élus de la République, ou faut-il les diffuser plus largement, en les encadrant bien sûr ?" Réponse de l'élu : "Je ne sais même pas si nous aurions dû les voir. [...] Je fais partie des journalistes qui ont toujours considéré qu'il fallait montrer les images. [...] Mais tout le monde ne peut pas les voir, tout le monde n'est pas apte à les voir. Parce qu'elles sont traumatisantes, ces images. Donc on ne peut pas les imposer au public. En revanche, qu'elles soient en accès pour les personnes qui voudraient s'informer, oui." Quel encadrement, quelle préparation pourraient suffire ? Voir ces images est le travail des historiens et des enquêteurs. S'ils le souhaitent.