"Génocide imaginaire" : comment les images du cessez-le-feu à Gaza sont instrumentalisées
Élodie Safaris - - Complotismes - 43 commentairesCertaines images de Gazaouï.e.s publiées sur les réseaux depuis le cessez-le-feu ont été récemment instrumentalisées par des comptes pro-israéliens afin de pointer un "génocide imaginaire". Frôlant souvent le complotisme, ces publications s’inscrivent dans une réthorique visant à minimiser les massacres à Gaza, et plus largement la souffrance des Palestiniens. Analyse d’une pratique qui n’est pas nouvelle.
Tous minimisent les conséquences de 15 mois de bombardements israéliens sur Gaza, et nient ce que Julien Bahloul, ex-porte parole de l'armée israélienne, souvent invité sur BFMTV, appelle un "génocide imaginaire"
. Leurs preuves ? Des photos ou vidéos de la bande de Gaza, pratiquement jamais sourcées, et parfois même vieilles de plusieurs années. Qu'importe tant qu’elles permettent d'alimenter le narratif suivant : il n'y a jamais eu de génocide à Gaza.
Depuis l’annonce d’un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, celui qui se décrit comme "la voix francophone d'Israël", a produit des dizaines de tweets en ce sens, et remet une pièce dans la machine à chaque libération des otages israéliens. Une obsession de longue date, si l'on remonte son fil X.
Si les salves de commentaires moqueurs ou suspicieux se retrouvent principalement sur les réseaux, ils apparaissent aussi régulièrement sur i24 news, basée en Israël. Et de façon plus surprenante sur le service public comme ce 16 janvier sur l'antenne de France Info, où la journaliste Martine Gozlan affirmait que les Palestiniens "n’avaient pas l’air génocidés",
provoquant des réactions outrées sur le plateau.
"Ils sont bien portants les génocidés !"
Sur les réseaux, les commentaires se concentrent souvent sur la présence de smartphones sur les images publiées depuis le début du cessez-le-feu. "Regardez tous ces Gazaouis en train de filmer avec leurs smartphones, visiblement bien chargés. Il y a quand même quelque chose que je ne comprends pas : on nous dit qu’à Gaza il y a eu un génocide et qu’il n’y a plus d’électricité depuis des mois…On nous aurait donc menti ?",
tweete un certain Jeremy Benhaim, qui se décrit dans sa biographie sur X comme activiste "engagé contre l’antisémitisme, la haine d’Israël et la négation de la Shoah"
. À l’instar de centaines d’autres internautes, il ironise et instille le doute quant à la pénurie d’électricité.
Ces publications s'appuient sur le présupposé que les bombardements israéliens auraient touché toute la bande de Gaza au même degré (ce qui est faux). Elles ignorent également (sciemment ou pas), que le blocus israélien en place à Gaza depuis 15 ans a poussé les Palestiniens à se munir de batteries et de générateurs. Elles évacuent aussi le fait que certains images de célébrations de Gazaouïs ont été tournées "
24h après l'arrivée des camions d'aide humanitaire"
, pointe également auprès d'Arrêt sur images le doctorant en études politiques à l’EHESS et spécialiste d'Israël et des Territoires palestiniens occupés, Thomas Vescovi. Aucun média ou ONG n'a jamais affirmé que toute la bande de Gaza était privée de toute source d'électricité, mais plutôt que les coupes étaient chroniques (août 2023), qu'elles avaient eu pour conséquence la fermeture d'hôpitaux (août 2024) et qu'aujourd'hui, près de 80% des installations ont été détruites.
Sur ces mêmes images, l'apparence des personnes présentes sur ces vidéos est également scrutée pour remettre en cause la malnutrition et les risques de famine, dénoncées par les ONG et relayées par les médias depuis un an. Pour le pointer, des qualificatifs méprisants et racistes : "Gras comme des porcs bien nourris"
; "Ils sont bien portants les génocidés !".
Des commentaires qui n'ont rien à envier aux propos tenus par l'ancien ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, le 9 octobre 2023 : "Nous combattons des animaux humains"
.
En août dernier, pour rappel, "le département pédiatrique de l’hôpital Kamal-Adwan a enregistré la mort de trente-sept enfants par malnutrition et déshydratation",
selon un article du Monde.
Pas le droit de se réjouir du cessez-le-feu
Ce n'est pas la première fois, ces derniers mois, que des vidéos en provenance de Gaza sont instrumentalisées pour diminuer l'accusation de génocide, imputée à l'armée israélienne.
En avril 2024, la vidéo d'une plage au centre de Gaza (qui se trouve au bord de la mer, rappelons-le) avait provoqué les mêmes railleries. "Après la plage, y'a un génocide"
ironisait (déjà) Julien Bahloul sur X, suivi de près, comme souvent aussi, par Rachel Khan, chroniqueuse sur CNews, dont nous avions révélé les plagiats chez Radio Classique. Comme le précisait à l'époque CheckNews, le service de vérification de Libération, ces bande de sables avaient été le théâtre de tueries dans les six mois précédant la publication de ces vidéos.
À l'époque, des Palestiniens déplacés avaient expliqué à l'AFP qu'ils profitaient d'un répit pour "sortir [les enfants] de la destruction et de la mort, de l'atmosphère de la guerre, même s'ils entendent tout le temps des explosions et les avions".
Déficit d'information
Contacté par Arrêt sur Images, André Gunthert, chercheur et spécialiste des usages sociaux des images (ex-chroniqueur vidéo pour ASI entre 2017 et 2021) insiste sur le contexte de ces pratiques : "C
'est une situation informationnelle qui est très particulière et déficitaire,
on a des flashs, des extraits mais pas d'informations précises"
. Il ajoute : "Q
uand on n'a pas d'information, on a une info alternative qui va prendre la place et être consommée par défaut"
. Il pointe ainsi qu'"en fonction des biais ou des sources de chacun, on n'est pas face à la même réalité"
. "On est, en Occident, habitués à ce que les journalistes traitent des affaires graves de façon complète. Or là, on est face à une situation de black out médiatique"
, abonde Thomas Vescovi.
Sur l'utilisation des images, André Gunthert analyse que "ces internautes donnent aux images un rôle de vérification et de preuve, qu'elles ne devraient pas avoir car une image n'est pas une information"
.
Pour Vescovi, l'objectif de ces comptes est d'
Dans cette logique,"instiller le doute"
: "Il faut que les personnes extérieures aient l'impression qu'il y a deux narratifs qui s'affrontent et que ces deux narratifs sont égaux, et cela va jusqu'à remettre en question la mort de Palestiniens".
selon lui, "
d
ès lors que la politique israélienne bénéficie systématiquement d'une présomption de crédibilité, les Palestiniens subissent, eux, une présomption de décrédibilité".
Des propos rejoignant ceux tenus par Rony Brauman, ancien président de Médecins sans Frontières
France, face à Daniel Schneidermann, dans notre émission Je vous ai laissé parler, en avril 2024.
"La sémiotique du pauvre"
L'autre objectif de ces publications pour Vescovi et Gunthert ? "La diversion et l'invisibilisation"
d'autres images de Gaza qui montrent des paysages de chaos, de ruines ou de corps déchiquetés par les bombes israéliennes. "Tout cela participe d'une même logique de préservation d'Israël de toute forme de critique,
estime Thomas Vescovi, "les humiliations, les actes de torture, les palestiniens livrés à eux-mêmes, ils ne les partagent pas"
. La preuve pour lui qu'"on n'est pas face à des personnes qui s'interrogent de bonne foi, mais qui sont bel et bien là pour saturer l'espace avec un narratif"
.
Le concept de "gaslighting" (initialement forgé dans une visée féministe) consiste à faire douter une personne de sa perception des choses, à lui ôter son statut de victime et à le décrire comme manipulatrice. Il est de plus en plus utilisé pour décrire la propagande de guerre d'Israël et de ses soutiens.
André Gunthert n'hésite pas à utiliser le terme "négationnisme du génocide"
pour décrire ces pratiques réthoriques. "Tout ce qui peut servir à nier ce qu'on interprète comme un stéréotype de l'adversaire est utilisé"
, analyse-t-il. "Si tu ne crois pas au génocide, tu penses que tes ennemis sont en train d'essayer de faire exister une réalité alternative"
. C'est ce discours qui pourrait relever par endroits du complotisme, alors que l'on retrouve dans un bon nombre de ces publications sur les réseaux sociaux le fameux "on nous ment ?",
souvent accolé à ce type de publication.
Comparaison avec les images des camps
La comparaison avec la Shoah fait partie des éléments réthoriques utilisés pour minimiser les massacres à Gaza. Pour Albin Wagener, enseignant-chercheur en analyse de discours à l'université Catholique de Lille, "
dans cette guerre politique, on instrumentalise tout, il y a le bon et le mauvais génocide, comme il y a le bon et le mauvais chasseur"
, c'est une "faillite morale et démocratique qui consiste à faire une comparaison des horreurs".
Une "instrumentalisation de l'histoire à des fins politiques"
pour Thomas Vescovi qui estime que"q
uand on convoque ces images, c'est comme si on interrompait le débat".
"Il y a une définition du génocide"
, analyse le chercheur indépendant, mais "le crime de génocide peut se décliner dans différents contextes"
comme le plaidait récemment Rony Brauman dans un épisode de Programme B en partenariat avec Médecins sans frontières, rappelant qu'il y a "une trentaine de populations, groupes sociaux dans le monde qui se présentent comme victimes de génocide et qui sont des candidats sérieux"
. Rappelons que ces dernières semaines Amnesty International et Human Rights Watch publiaient des rapports accusant Israël de génocide et d'
quand Médecins sans Frontières pointait une "actes de génocide"
"campagne de destruction totale"
.
Pallywood et les stéréotypes racistes
En miroir paradoxal de cette remise en cause des massacres à Gaza, l’on retrouve les accusations de mise en scène, de type "Pallywood". Ce néologisme (contraction de Hollywood et de Palestine) a été forgé par l’historien Richard Landes, virulent détracteur de Charles Enderlin dans une guerre des images vieille de 25 ans.
Le terme suggère que les images effroyables des massacres seraient des mises en scène fomentées par les Palestiniens, avec du faux sang et des faux morts. S’il existe bel et bien des vidéos truquées, cette accusation de "Pallywood" sert surtout à mettre en doute l’authenticité des images effroyables en provenance de Gaza. Pour André Gunthert, cette utilisation de la rhétorique Pallywood s’inscrit dans le cadre d’une "union militariste"
de "tout état en guerre"
: "Toutes les images qui pourraient faire douter de ce que fait l’armée israélienne et qui contredit leurs convictions sont systématiquement remises en cause, cela permet de rester convaincus dans leur narratif"
.
Mona Chollet, essayiste, qui écrit sur ces sujets depuis octobre 2024, considère que l’instrumentalisation d’images, où "on voit des Palestiniens vivants, trouvant des moments de joie au milieu de l'occupation et du génocide"
et les accusations de Pallywood relèvent du même phénomène. Auprès d’ASI, elle détaille : "Dans les deux cas on retrouve le stéréotype raciste de l'Arabe fourbe qui cherche à tromper le monde pour donner une mauvaise image d'Israël"
. Dans son article pour le dernier numéro de la Revue du Crieur sur la "déshumanisation des Palestiniens", la journaliste et autrice note que "l'accusation de feindre la douleur par pure fourberie et malveillance vise toutes les catégories dominées: c'est aussi ce dont on soupçonne les femmes qui disent avoir été violées par des hommes célèbres"
.
La raillerie et la dérision sont l'un des outils de cette "déréalisation" que pointe Mona Chollet. "Ils ont des smartphones de Hanoukah. Le miracle de la batterie qui tient 15 mois ça vient de là bas !", se moquait un internaute en voyant les images de palestiniens se filmant depuis l'annonce du cessez-le-feu. Albin Wagener dresse un parallèle avec les commentaires sur les smartphones que possèdent les migrants en France : "On attend d'une personne pauvre ou massacrée un certain nombre d'attributs qui correspondent à l'imaginaire de la misère qui est très néo-colonial ; s'il n'a pas ces attributs, c'est un faux migrant".