Laurent Alexandre : chirurgien, businessman et troll

Justine Brabant - - 34 commentaires

En quelques années, cet urologue et chef d'entreprise est devenu une figure médiatique appréciée par plusieurs familles de droite et d'extrême droite : "pro-business", anti-écologie, pourfendeurs du "politiquement correct" et effrayés du "grand remplacement". Sa recette : beaucoup de provoc et une défense de la "science" régulièrement contestée par d'autres scientifiques. A l'Express, où il tient chronique, des journalistes ont demandé à leur hiérarchie de cesser toute collaboration.

S'il avait été d'une autre famille politique, on aurait probablement dit de lui qu'il est un "radicalisé". Il y a quelques années encore, le chirurgien et businessman Laurent Alexandre limitait sa parole publique à des interviews sur l'économie du net et l'avenir de la recherche en génétique. Aujourd'hui, il a conquis le cœur et les timelines d'une foule éclectique de sympathisants de droite ou d'extrême droite en conspuant les "khmers verts", "l'écologie politique [qui] saborde la civilisation occidentale" et en incitant les femmes intelligentes à faire davantage de bébés pour que la "France reste une grande puissance".

Provocateur isolé ? Pas précisément. Alexandre dispose d'une surface médiatique relativement étendue : on peut le lire dans L'Express (où il tient chronique chaque semaine), dans le trimestriel We demain, sur le site de "débats" du Figaro, FigaroVox, et (plus occasionnellement) dans Valeurs actuelles ou Causeur. Jusqu'en 2018 il tenait également une chronique dans le cahier Sciences du Monde. Côté (web)-télés et radios, on peut le voir chez Laurent RuquierThinkerView,Konbini, RT France (dont c'est un habitué) et l'entendre chez RTL ou Sud Radio. Nous l'avions invité chez Arrêt sur images en 2017, pour une émission sur l'intelligence artificielle.

Mais son terrain de jeu préféré reste les réseaux sociaux, et Twitter en particulier, où près de 60 000 abonnés guettent ses dernières sorties. Dans un portrait qui lui était consacré en 2018, Vanity Fair rapportait cette confidence d'Alexandre à un proche : "Les réseaux sociaux, c’est simple, explique-t-il un jour à un ami psychiatre. Tu publies deux ou trois trucs clivants par jour et au bout de deux ans, tu as minimum 30 000 abonnés".

A ses débuts, un businessman libéral classique

La carrière médiatique de ce chirurgien urologue multidiplômé (HEC, ENA) n'a pourtant pas exactement débuté comme celle d'un troll. Lorsqu'il fait ses premières apparitions dans la presse nationale, dans les années 1990 puis 2000, c'est en tant que "précurseur de l'internet médical" : il a fondé en 1995 Medcost (start-up spécialisée dans les prestations Web pour les acteurs de la santé) puis en 2000 Doctissimo, qui aura le succès que l'on sait. Le Monde lui ouvre ses colonnes une petite dizaine de fois sur cette période, l'interrogeant sur le trafic de médicaments en ligne, la manière dont internet bouscule les rapports entre patients et malades, ou plus généralement sur l'économie et l'innovation.

En 2005, c'est ainsi au titre d'"ancien élève de l'ENA, chirurgien, créateur de plusieurs entreprises (Medcost, Doctissimo et Pelvipharm)" qu'il est interrogé par le quotidien, aux côtés d'autres "experts", sur la politique économique de la France. Pas d'outrances dans sa réponse, mais une ligne libérale ("plus de flexibilité dans le droit du travail" pour faire émerger des "pôles de compétitivité") somme toute logique pour celui qui fut, quelques années plus tôt, secrétaire national du parti d'Alain Madelin, Démocratie libérale (information rapportée par GQ).

Tombé dans la marmite de la génétique

C'est en 2011 que le chirurgien débute véritablement sa carrière médiatique, en devenant un chroniqueur régulier du cahier Science&Techno du quotidien. La collaboration durera jusqu'en 2018, et suscitera des remous. Car c'est l'époque à laquelle Alexandre commence à écrire sur sa nouvelle marotte : la génétique. Comme toujours chez lui, le businessman n'est jamais loin derrière le penseur. Tandis que d'une main il écrit des chroniques dans le Monde sur les vertus du séquençage du génome, de l'autre il gère DNAVision, son entreprise de... séquençage du génome, basée à Bruxelles.

"On indiquait dans sa signature "Président de DNAVision". Il n'y avait pas tromperie sur la marchandise", se défend le journaliste du Monde qui coordonnait le cahier Science, Hervé Morin. Il explique avoir fait venir Alexandre justement pour son profil atypique : "L'idée était d'avoir des chroniqueurs d'horizons divers, pas seulement des chercheurs. Ça nous avait semblé intéressant d'avoir une vision entrepreneuriale des questions techniques", explique-t-il.

Mais ce point de vue original va vite interpeller lecteurs et scientifiques. En février 2016, le médiateur du Monde Franck Nouchi revient sur "l'émoi" suscité par une chronique d'Alexandre où il explique notamment que notre quotient intellectuel (QI) serait "déterminé par ­notre ADN [à] hauteur d'un peu moins des deux tiers". "Ce n'est pas la première fois qu'une chronique de Laurent Alexandre (...) fait l'objet de critiques" relève Nouchi. En 2013 déjà, ce texte du chirurgien avait "provoqué une vive réaction de la part d'une vingtaine de scientifiques de renom" - réaction non publiée par Le Monde, précise Nouchi.

"quelques imprécisions..."

Qu'est-il reproché au chirurgien ? En 2013 comme en 2016, ce sont ses assertions sur les origines "génétiques" du QI qui sont contestées. "Dire que le quotient intellectuel est déterminé aux deux tiers par notre ADN est faux " rétorque ainsi la généticienne Catherine Bourgain. Alexandre conviendra de "quelques imprécisions"... ce qui ne l'empêchera pas de resservir quasiment le même discours à la moindre occasion, comme en avril 2018, toujours dans Le Monde, où il écrit que "l’école et la culture familiale ne pèsent pas beaucoup face au poids décisif de la génétique, qui compte pour près des deux tiers dans nos différences intellectuelles".

De nouveau, un collectif de scientifiques (notamment constitué de chercheurs en génétique et en neurobiologie) s’élèvera contre cette "fake news" : "nous ­tenons à manifester notre inquiétude face au retour d’un discours pseudo-scientifique sujet à toutes sortes d’instrumentalisations" selon lequel "il existerait un « socle » génétique, important et quantifié, à l’origine de différences psychologiques entre les êtres humains, en particulier selon la classe sociale, les origines ou le sexe", écrivent-ils le 25 avril 2018. Cette tribune sera suivie par d'autres mises au point de scientifiques allant dans le même sens - voir notamment cet article du neurobiologiste Boris Chaumette.

Au-delà de la question particulière de l'héritabilité de l'intelligence, c'est la crédibilité de Laurent Alexandre sur les questions scientifiques qui est questionnée par certains chercheurs : "On reste confondu devant autant d’assertions superficielles, d’ignorance, de contres vérités, de données surgies dans l’esprit de notre intrépide investigateur" écrit ainsi, en 2015, le neurobiologiste Yehezkel Ben-Ari dans un "débunkage" au karcher.

Et au Monde ? "La rédaction était partagée" concède Morin. "Il était rafraîchissant mais avait aussi parfois ses outrances." Est-ce en raison de ces "outrances" que sa chronique a pris fin en juillet 2018 ? "Cela faisait partie du paysage, reconnait Morin. Mais c'était un tout : cela faisait 7 ans qu'il tenait cette chronique, c'était également une volonté de renouvellement de notre part. D'ailleurs, deux autres chroniqueurs sont partis cette année-là".

Le traumatisme greta thunberg

La fin de sa collaboration avec Le Monde n'a pas signifié la fin de sa carrière médiatique - au contraire. L'urologue et businessman a poursuivi ses chroniques ailleurs, et en a profité pour élargir son champ d' "expertise" et adopter un ton plus provocant. Dans L'Express, où il officie depuis 2017, le "futurologue" - comme il aime à se décrire - semble en roue libre. Il y regrette "la moindre reproduction des personnes les plus intelligentes et la plus grande facilité pour les moins douées, grâce à notre système de solidarité, à se reproduire" et incite les femmes "les plus intelligentes" à faire plus de bébés pour que "la France reste une grande puissance".  Au passage, sa signature ne mentionne plus son statut de patron de DNAVision (alors qu'il l'était au moins jusqu'au 10 janvier 2019, si l'on consulte les comptes et documents administratifs de la société) : il est "business angel".

Mais ce sont surtout les sujets relatifs à l'écologie et à l'urgence climatique qui ont semblé radicaliser l'homme d'affaires. Lui qui invitait il y a quelques années sa génération "à se saborder" pour laisser la place aux jeunes, à "donner le droit de vote à partir de 16 ans et une double voix aux jeunes", à "imposer une surreprésentation des moins de 40 ans aux postes de responsabilité" et à "rajeunir de quinze ans le Parlement" a manifestement changé d'avis lorsqu'il a compris que la jeunesse pouvait être écolo et zéro déchets (ce qui est, il est vrai, terrible pour le business).

Désormais, avec force majuscules, il vomit "tous les politiciens européens [qui] se prosternent devant GretaThunberg", dont le "jeunisme intéressé" est "PATHÉTIQUE".  "Une partie de la jeunesse occidentale est devenue ULTRA-TOTALITAIRE. Insulter un très vieux sage comme Kissinger est honteux. Dans la même veine, la violence psychologique des jeunes ambassadeurs français de @GretaThunberg m’a désarçonné quand j’ai débattu avec eux chez Yann Moix", s'émeut-il encore. Mais du coup, on ne leur donne plus une double voix ? Apparemment non : "Avoir 16 ans n’empêche pas de dire des conneries. Les jeunesses hitleriennes étaient encore plus jeunes. (...) Le jeunisme est débile".

Anti-catastrophisme catastrophé

Ce n'est pas le seul paradoxe de la rhétorique du futurologue. Lui qui pourfend les écolos et les collapsologues pour leur "catastrophisme" (qui ressusciterait "les peurs des chrétiens de l'an mil") ne se prive pas d'une petite touche d'alarmisme à l'occasion. "La troisième guerre mondiale a commencé" titrait-il sobrement l'une de ses chroniques en juin. Avant cela, il avait déjà prévenu : "La crise des gilets jaunes va durer cent ans", "Le veganisme détruirait la France", "Les verts vont mettre nos enfants sous Prozac", "Fermer Fessenheim va mécaniquement tuer des Européens" et "L'écologie politique saborde la civilisation occidentale". Angoissants et jouant sur les peurs, les écolos ?

Et si la démonstration n'est pas claire, rien de tel que de petits graphiques non sourcés (et bien peu scientifiques) distillés sur les réseaux sociaux pour finir de convaincre du péril qui nous guette si nous n'investissons pas massivement dans les technologies en général et la génétique en particulier.

Dents qui grincent à l'Express

A la rédaction de l'Express, le chroniqueur est loin de faire l'unanimité. "Pour certains dans la rédaction, effectivement, il pose problème", avance diplomatiquement le directeur de la rédaction, Eric Chol. Ce dernier, arrivé au début de l'été, dit ne pas avoir eu le temps de se faire un avis sur le cas Alexandre. "On m'a passé un petit dossier [avec ses écrits les plus problématiques], mais je n'ai pas encore eu le temps de m'y plonger" assure-t-il, en ajoutant qu'il prendra sa décision "d'ici un mois", après avoir rencontré l'intéressé.

En coulisses, certains journalistes sont moins polis, dénonçant des textes "vomitifs", "insupportables et scandaleux", défendant des valeurs "aux antipodes de celles de la rédaction". Détail étrange : pour ces textes, le chroniqueur n'est... pas payé : lui dit écrire de façon bénévole, Chol assure qu'il devrait l'être mais "n'a pas donné suite aux sollicitations de L'Express pour faire en sorte qu'il le soit" (en clair : il n'aurait pas transmis son RIB).

Quel que soit son sort de chroniqueur, une chose est sûre : à force de provoc', celui qui se décrit comme un "libéral athée de centre-gauche" (tout en assurant que le clivage gauche-droite "est dépassé") semble surtout s'être fait des amis à l'extrême droite. Lui qui renvoie dos-à-dos les "populismes" de Marine Le Pen et Mélenchon a récemment découvert que la première avait tout de même de bonnes idées concernant l'intelligence artificielle. Comme Eric Zemmour et Marion Maréchal Le Pen, il se rendra à la "Convention de la droite". Il est d'ailleurs intervenu en mars dans l'école de commerce de cette dernière, l'ISSEP. Fdesouche se fait un plaisir de relayer ses sorties sur l'immigration de masse et les "différences interraciales". Les plus "tradis" des chroniqueurs de Valeurs actuellesdécouvrent des vertus à son "eugénisme "positif"". Lors de quelques éclairs de lucidité, il soupire : "La démocratie internet (…) ne conduit pas à la félicité universelle mais au règne de la démagogie orchestrée par les trolls."


Contacté par mail le 4 septembre, notamment concernant ses chroniques dans L'Express, Laurent Alexandre ne nous a pas répondu.

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