Ces journalistes qui font grève contre la réforme des retraites
Pauline Bock - - 18 commentairesEst-on plus utile au mouvement dans la rue ou dans la rédaction ?, se demandent les journalistes mobilisé·es
Faire grève ou ne pas faire grève ? Comment s'engager, se mobiliser, au sein d'un média dont les valeurs s'alignent avec un mouvement social comme celui contre la réforme des retraites ? Est-on plus utile au mouvement en défilant dans la rue, ou en couvrant la manifestation ? Depuis le 19 janvier, premier jour de mobilisation, beaucoup de journalistes se posent la question dans les rédactions estampillées "à gauche".
Si vous avez participé aux manifestations contre la réforme des retraites depuis le 19 janvier, vous y avez peut-être croisé des journalistes grévistes. Dans les cortèges parisiens, les salarié·es de Mediapart
brandissent des drapeaux et banderoles faits maison ; dans le défilé lyonnais du 7 février, journalistes permanent·es et pigistes de Rue89 Lyon
se sont rassemblés autour d'une banderole aux couleurs du média. Les journalistes estampillé·es à gauche se mobilisent en masse contre la réforme des retraites, mais les formes de mobilisation sont diverses : si la grève est un mode d'action pour certain·es, pour d'autres, le travail d'information doit primer.
Journalistes en grève : "beaucoup plus que d'habitude"
Selon le journaliste de l'Humanité et membre du bureau national du Syndicat national des journalistes (SNJ)
Thomas Lemahieu, les journalistes sont particulièrement mobilisé·es dans le mouvement contre la réforme des retraites. "Dans le cortège SNJ, on est beaucoup plus nombreux que d'habitude",
dit-il à Arrêt sur images
. Et il n'y a pas que dans les cortèges SNJ : au sein des rédactions, le nombre des journalistes grévistes grandit. À Libération
, près d'un quart des journalistes ont fait grève les 19 et 31 janvier. Le 19, premier jour de mobilisation, ils étaient "au moins 50 salarié·es"
, soit "23,1 % des journalistes"
; et le 31, ce chiffre progressait à 23,6 %.
Frantz Durupt, journaliste et délégué syndical à Libération
, souligne auprès d'ASI
l'importance de ces chiffres dans un journal où "la culture de la grève n'est pas énorme, sauf lorsqu'il s'agit de défendre les intérêts du journal"
. Les échanges en conférence de rédaction témoignent de points de vue différents à Libé
: "Il y a cette idée que le travail des journalistes, c'est d'informer, pas de participer au mouvement social."
Parmi les grévistes aussi - qui ont débrayé sans affecter la production du journal - la question se pose, dit Durupt : "
On est vraiment pris dans ce dilemme : est-ce que je fais grève, est-ce que j'analyse le mouvement ?"
Les équipes de Mediapart
se sont elles aussi mises en branle dès le 19 janvier. La section syndicale CGT du média a annoncé la grève via un communiqué dans le "Club". En s'appuyant sur des articles produits par la rédaction, elle y rappelle que la réforme n'est "ni nécessaire, puisque le système n'est pas en péril, ni juste, puisqu'elle pénalise tout le monde, y compris les plus précaires et les femmes".
Sur les 125 salarié·es, 43 faisaient grève le 19 janvier selon la journaliste de Mediapart et déléguée syndicale Mathilde Goanec. Leurs rangs ont grossi à 50 personnes le 31 janvier, et on décomptait 27 grévistes le 7 février. Chacun·e s'organise selon ses possibilités : Mathilde Goanec explique à ASI
"osciller"
entre les jours où elle fait grève (le 19 janvier et le 7 février, "pour préparer la journée de samedi 11 février"
), et ceux où elle se rend à la manifestation pour la couvrir pour le journal (le 31 janvier). Elle salue un "effet d'entraînement"
dans la rédaction, et précise que les journalistes ne sont pas les seul.es mobilisé·es : "Il y a des gens de la communication, du marketing, du développement…"
Avant chaque journée de mobilisation, la grève est votée en assemblée générale.
Le studio de podcasts Binge Audio comptait plus de deux tiers de grévistes le 19 janvier selon Quentin Bresson, réalisateur et ingénieur du son – et la journée du 31 a elle aussi été "très suivie"
. Mais la question de la visibilité de cette mobilisation s'est posée, dit-il à ASI
: "À la radio, à la télévision, il y a des plateaux réduits, des messages à l'antenne. Mais comme nous faisons de la production au long cours, la diffusion n'en est pas affectée."
Afin d'informer les auditeurs et auditrices de Binge Audio, les grévistes du studio ont donc créé un visuel posté sur les réseaux sociaux : "Salarié·e de Binge Audio, je suis en grève aujourd'hui contre la réforme des retraites."
Dans les manifs, "visibiliser le fait qu'on existe comme salarié·es"
Les grévistes de Libération
et de Binge Audio n'ont pas affiché leur présence dans les cortèges, mais d'autres médias ont adopté une stratégie de visibilité. Le 7 février, l'équipe de Rue89Lyon
défilait au complet, "comme manifestants et en grève pour cette fois"
dans le cortège lyonnais. "On était tous en grève,"
raconte Oriane Mollaret à ASI
. Une idée ayant germé en conférence de rédaction : l'envie de participer à la manifestation, au lieu de la couvrir, était partagée par plusieurs membres de l'équipe - qui n'est pas assez grande pour permettre de maintenir une couverture éditoriale conséquente si plusieurs se mettent en grève. Rue89Lyon
, poursuit-elle, est connu comme un média engagé, qui couvre régulièrement les luttes sociales : "On estime qu'on a un vrai rôle, un contrepoint à apporter sur les mouvements sociaux."
Les vacances scolaires ayant débuté à Lyon, l'actualité est ralentie, ce qui a participé à la décision de "se permettre de se mettre en grève"
, dit Oriane Mollaret. "Il ne faut pas qu'on s'autocensure sur le fait de faire grève parce qu'on est journaliste.
On voulait visibiliser le fait qu'on existe en tant que salarié·es, qu'on est aussi concerné·es par cette réforme."
Des pigistes de Rue89Lyon
ont d'ailleurs rejoint le média en les croisant dans le cortège, dit-elle. Sur le site, ce jour-là, l'équipe a publié un communiqué : "
Journalistes, rémunéré·es à peine au-dessus du Smic, nous savons d'ores et déjà que nos retraites ne seront guère élevées. […]
C'est pourquoi, pour la première fois de son histoire,
Rue89Lyon a décidé de faire une pause dans son suivi régulier des mobilisations lyonnaises. Ce mardi 7 février, nous serons nous aussi en grève."
La rédaction de Rue89Lyon
n'exclut pas de se mobiliser à nouveau, précise Oriane Mollaret.
Tous les journalistes à qui ASI
a parlé se questionnent sur la meilleure façon de se mobiliser. "Comment être utile ? Cette question taraude les salarié·es de
Mediapart, engagé·es dans le mouvement contre la réforme des retraites",
peut-on lire dans le communiqué des grévistes de Mediapart
du 6 février. "Nous considérons que le travail d'information mené par tous les collègues est nécessaire dans la période. Mais parce que nous sommes aussi ces salarié·es du privé et du numérique souvent trop silencieux, nous cherchons également la meilleure manière de mener une grève efficace et visible, à notre échelle."
Les grévistes de Mediapart ont peint des banderoles et des drapeaux, très visibles en manifestation. Ces ateliers de préparation, "ce sont toujours des moments très joyeux"
, explique Mathilde Goanec : "On se parle beaucoup entre services, on prépare des banderoles, on mange et on discute ensemble."
Elle souligne l'importance d'"être visibles dans la manifestation en tant que salariés de
Mediapart, mais aussi du privé."
En plus d'investir la rue, le 31 janvier, les grévistes de Mediapart
ont aussi "occupé la Une"
avec leur communiqué, dans un grand encadré annonçant la grève au lectorat. "Nous serons dans la rue, ce mardi 31 janvier, mais nous mobilisons également au sein même de notre journal",
écrivaient les grévistes.
Mediapart
en tant que média prend aussi parti contre la réforme. Chaque jour de mobilisation, les articles traitant de la réforme et du mouvement social sont mis en accès libre - afin de "se mobiliser et de les diffuser au plus grand nombre"
, dit Mathilde Goanec. Dans un édito du 30 janvier, les journalistes de Mediapart
donnaient le ton : "le gouvernement doit retirer son projet injuste et brutal"
, écrivaient Stéphane Alliès, Carine Fouteau et Dan Israel.
Le 6 février, les grévistes de Mediapart
ont lancé un "journal de grève"
ayant pour but "d'utiliser notre journal et notamment sa partie Club en accès libre comme une caisse de résonance aux luttes actuelles",
sur laquelle tous les grévistes mobilisés contre la réforme peuvent "publier ces récits de mobilisation, ces photos, ces tracts, ces infos pratiques utiles au mouvement"
. Mathilde Goanec résume le projet : "On s'est dit «
Où être le plus utiles au mouvement ? Comment ne pas être trop autocentrés sur notre action et se mettre au service des autres grévistes ?»"
En mettant l'outil du journal au service de la lutte, donc.
Journaliste "neutre" ou "engagé·e" ?
Mais une telle mobilisation, à la fois en manifestation et dans les colonnes d'un média, n'est pas possible, ni souhaitée partout. Thomas Lemahieu était à la manifestation du 7 février "sur ses heures de délégation"
, en tant que membre du bureau national du SNJ et non de journaliste à l'Humanité
. Au journal, dit-il, la culture de la grève n'est pas très répandue, et il n'y a pas eu de grévistes à sa connaissance depuis le début du mouvement. "Cela peut paraître contre-intuitif",
admet-il, mais cela s'expliquerait par son engagement éditorial. "Le positionnement du journal est très clair : on essaye de nourrir le mouvement social, de l'encourager, d'en rendre compte mais aussi de donner des arguments aux gens qui luttent contre cette réforme."
Pour cette raison, la question "où est-on le plus efficace"
est selon lui "majoritairement réglée, à
L'Huma, depuis des années"
:
on va à la manif pour la couvrir, pas pour défiler sous les couleurs de son média. "Je trouve que ça revient à lui faire de la pub, ce qui n'est pas le but",
note-t-il... avant de tempérer : "Mais il y a aussi la volonté de participer, physiquement, à un mouvement collectif des salarié·es en lutte.
Tout est légitime, chacun se positionne comme il veut."
Il ajoute que la question de la grève se posera peut-être en mars, dans le contexte national d'arrêt de la production en cours de discussion par les syndicats : "Je ne pense pas qu'il y ait un seul journal de gauche qui ne se sente pas indispensable en ce moment,"
dit-il. "On ne peut renoncer à sortir que pour des raisons très symboliques, il faut voir quelle efficacité cela peut avoir."
À Mediapart
, si la mobilisation du média est très visible, elle ne fait pas l'unanimité pour autant. L'occupation de la Une par les grévistes a été votée par un accord majoritaire, mais Mathilde Goanec souligne que la rédaction compte aussi "des journalistes qui considèrent que notre rôle principal est d'informer, d'autres qui se questionnent sur le fait qu'on s'engage plus sur ce mouvement que sur d'autres mouvements sociaux".
À Libération
, nombre de jeunes journalistes se sont déclaré·es grévistes et ont indiqué se sentir concerné·es, observe Franz Durupt : "J'ai l'impression que quelque chose se passe dans la nouvelle génération."
Judith Duportail, journaliste pigiste qui présente le podcast On ne peut plus rien dire pour Binge Audio et compte parmi les grévistes du studio, fait partie de cette nouvelle génération. Elle ne se retrouve pas dans "la posture de journaliste qui couvre sans prendre part", explique-t-elle
: "Être neutre, en fait, c'est souvent être du point de vue de l'ordre établi",
détaille-t-elle en notant ne pas être "seulement" journaliste. Mais aussi une femme, une travailleuse indépendante, et donc particulièrement inquiète pour sa retraite : "On peut conserver la rigueur journalistique tout en étant engagé·e."
Et chez "Arrêt sur images" ?
À ASI
, comme dans toutes les rédactions de dangereux gauchistes, on se pose la question de la mobilisation dans la rédac' ou dans la rue. On "oscille", nous aussi : selon les journées de mobilisation, on analyse les chaînes d'info, on expose la communication du gouvernement, on écrit des articles comme celui que vous venez de lire… et on se déclare grévistes quelques heures pour brandir nos plus belles pancartes en manifestation.