Laurent, Graciet et le Maroc : les perdus

Daniel Schneidermann - - Déontologie - 0 commentaires

Donc c'était bien ça, et ce n'est que ça : les deux journalistes

accusés d'avoir "tenté de faire chanter le roi du Maroc"ont bel et bien eu "un accès de faiblesse" avoue Catherine Graciet au Parisien. Et d'ajouter "C'est humain, non ? Chacun se demande ce qu'il ferait de sa vie avec deux millions d'euros". Et Le Parisien qui a recueilli ses propos signale, en italiques : "elle fond en larmes". Eric Laurent, en écho, au Monde, racontant dans quelles circonstances il a craqué lui aussi : "J’ai exercé ce métier pendant 30 ans et j’avoue que là, j’en ai un peu assez. Donc je me dis: après tout, on n’a pas envie, quelles que soient les réserves que l’on peut avoir sur la monarchie, que s’instaure une république islamique. S’il propose une transaction, pourquoi pas". Et de mettre en avant sa "situation difficile" -le cancer généralisé de sa femme.

Une république islamique ! Diantre. On aurait pu y penser avant. Si on ne veut pas déstabiliser un régime, on se consacre à d'autres sujets d'études que les turpitudes éventuelles de son roi. Reste que pour l'essentiel, la version du Palais, portée dans tous les medias du week-end par le bulldozer Dupont-Moretti,est donc vraie : deux journalistes français d'investigation ont bel et bien accepté d'enterrer une enquête anti Mohammed VI contre quelques millions d'euros. Ils ont signé un protocole, et empoché une avance.

Les deux journalistes démentent avoir été à l'origine du "deal", comme le suggèraient les versions, apparemment tronquées, des enregistrements des négociations, publiées ce week-end. Ils assurent être tombés dans le piège tendu par l'habile avocat de Mohammed VI. Cette nuance pourra peut-être leur valoir une peine plus douce au procès. Mais déontologiquement, ça ne change pas grand chose. Sortir d'un rendez-vous avec une enveloppe bourrée de billets, en échange d'un renoncement écrit à la publication d'une enquête : quel journaliste normalement constitué ne peut frémir à la seule idée de cette scène ?

C'est ça, et ce n'est que ça : un fait-divers. Dont on peine, jusqu'à plus ample informé, à tirer une leçon générale -dépassant le cas particulier de l'information sur le Maroc- sur le journalisme d'investigation, les pratiques de l'édition, ou la vénalité de la presse. Pas grand chose de commun, par exemple, entre le fait-divers d'aujourd'hui et la vaste entreprise de corruption menée voici plus d'un siècle, avec quelque succès, par la Russie tsariste, pour placer les emprunts russes dans le public français (relire ici ce récit édifiant). Ne pas se tromper d'analyse : oui, c'est davantage l'effet de système (poids des annonceurs, des actionnaires, etc) qui atrophie en France l'investigation médiatique, plutôt que les défaillances morales individuelles.

Reste enfin la difficulté pour les confrères à traiter le fait-divers, sans en faire ni trop, ni trop peu : un silence complice conforterait, dans une partie du public, la certitude déjà trop répandue que tous les journalistes sont plus ou moins des pourris. Une sévérité excessive donnerait à ce fait-divers davantage de portée qu'il n'en a. Ne pas excuser, ne pas accabler. Traiter les deux perdus comme des justiciables ordinaires, dont la qualité de journalistes ne devrait être ni un motif d'immunité, ni une circonstance aggravante.

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