"Un tube c'est parfois de la propagande de contrebande"

La rédaction - - 84 commentaires

La variété, un media politique ? Usul, Rebecca Manzoni et Thomas Snégaroff débattent


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La chanson, la chanson populaire, la ritournelle, celle que tout le monde a dans la tête, cette chanson que prennent de haut souvent les intellectuels et tous ceux qui pensent : cette chanson peut-elle être un média politique, transmettre des messages politiques ? Et si oui, est-elle parfois obligée, pour toucher le public le plus large, d'affadir ces messages, ou peut-elle rester dans une certaine radicalité ? Question à nos trois invités du jour : Rebecca Manzoni, chroniqueuse musicale de la matinale de France Inter; Thomas Snégaroff, historien spécialiste des Etats-Unis et auteur d'un documentaire sur l'opéra-rock Starmania ("Starmania, l'opéra-rock qui défie le temps", diffusé en janvier sur France 3); et Usul, youtubeur et chroniqueur sur Mediapart.

De la légitimité de parler de variété

Point de départ de l'émission, la chronique pour Mediapart d'Usul sur la variété française dans les années 1980, lors de la mort de France Gall. Pourquoi une chronique sur ce thème, la variété française, que l'on pourrait juger moins "noble" ou "légitime" que d'autres ? "C'est intéressant de voir comment les objets populaires sont porteurs de sens politique et d'histoire politique", explique le chroniqueur. Les années 80 sont une période de mutation politique et sociétale. "Ça intéresse tout le monde, tout le monde connaît, tout le monde a un avis". Pourtant, note Snégaroff, s'il existe des historiens des genres dits "nobles", comme le jazz ou la musique classique, la variété française reste un champ peu étudié. "C'est aberrant, quand on veut penser le monde dans lequel on vit, de sortir d'un champ culturel aussi riche et fécond, et qui marque autant de monde", s'étonne Snégaroff. 

Petit tour en chansons. "Résiste", de France Gall, est-ce vraiment une chanson politique ? "C'est un moment, un air du temps", analyse Usul. "Résiste à la norme, c'est ça le sens de cette chanson", approuve  Manzoni.  Pour Snégaroff, au-delà du message originel, "la chanson prend un sens différent en fonction de celui qui la regarde, et c'est en ça que c'est très politique". "Qu'est-ce qu'elle a ma gueule", de Johnny, n'est certes pas politique, pour nos invités, mais "il suffit que quelqu'un d'autre la chante, quelqu'un qui ne soit pas blanc par exemple, et hop c'est politique", commente Usul.

Alors quand Johnny est-il politique ? "Il y a une génération qui a émergé hors des clous des adultes avec des idoles [comme Johnny]", explique Snégaroff. Sans oublier la sensualité de Johnny, avec ses déhanchés à la Elvis, note Usul. Et l'esthétique américanisante, dont Johnny a été le porte-étendard. "On a souvent tendance à penser que politique égal progressisme", remarque Snégaroff. "Mais on peut très bien être conservateur".

De "starmania" et des reprises

Retour sur "Starmania", opéra-rock de la fin des années 1970, qui prophétisait les mégapoles, l'ultra-médiatisation, et même, pour Snégaroff, les Trump et autres Berlusconi. En parlant à l'auteur de Starmania, Luc Plamondon  "il m'explique l'importance du terreau contre-culturel du Québec de l'époque", se souvient Snégaroff, auteur du documentaire Starmania, l'opéra-rock qui défie le temps.

Sur la question de la réception des œuvres se greffe aussi celle de la reprise. Exemple avec la chanson "Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux", de Michel Berger, sortie en 1985 reprise en 1998 par Lââm. Deux chansons dont les clips diffèrent beaucoup. Trahison, adaptation, ou réappropriation ? La chanson originelle est une chanson de soutien aux migrants, qui évoque le tiers-monde. Faire passer ça dans un décor de gratte-ciel qu'est-ce que ça veut dire ?  "Il y a un rapport très esthétisé dans le clip de Lââm, avec la chanteuse au milieu, on se demande ce qui est le plus important, la chanson ou la cause qu'elle défend", critique Snégaroff.

de la réappropriation par la com' politique

On s'arrête sur le rap, chanson politique qui fait entrer dans l'espace public les cages d'escaliers, les horizons bouchés, les condamnations à perpétuité aux contrôles d'identité. Mais comment ces chansons sont-elles réappropriées ? Exemple avec IAM, "Nés sous la même étoile" en 1997. Un message sur les inégalités des chances, repris par Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle... avec un immense contre-sens. "La chanson c'est «on n'est pas nés sous la même étoile» et lui dit «si,si»", en rit Usul, qui y voit de la manipulation. L'instrumentalisation de la musique par les politiques, ce n'est pas nouveau, rappelle Manzoni.

Est-ce à dire qu'IAM est rentré dans le patrimoine mainstream ? Les titres les plus écoutés aujourd'hui sont des titres de rap, rappelle Manzoni. "Il y a une forme d'institutionnalisation du rap". Une institutionnalisation qui n'a rien de nouveau : Renaud, considéré comme de la contre-culture dangereuse quand il chantait par exemple "Hexagone", en 1975, a été réincorporé en 1988 avec son soutien à François Mitterrand, rappelle Snégaroff. Des propos de Renaud ne passeraient plus aujourd'hui, suppute Usul. Il suffit de voir le rap, et les procès récoltés par certains artistes pour leurs propos. Sur la censure à la radio, qui existait dans les années 1970, voir l'ouvrage Cent chansons censurées d'Aurélie Sfez et Emmanuel Pierrat. Aujourd'hui encore, certains clips ne passent pas : on se souvient du floutage du T-Shirt "Justice pour Adama" dans le clip de Black M, "Je suis chez moi".

Du genre dans la chanson populaire

Et aujourd'hui, en dehors du rap, que raconte la chanson populaire ? "La chanson actuelle est politique pas forcément par ses textes mais par une attitude", analyse Rebecca Manzoni. Exemple ? Le chanteur Lomepal, qui s'affiche en travesti sur la pochette de son album Flip. La question du genre est aujourd'hui fréquemment posée. Un héritage de la culture pop, pour Manzoni, avec David Bowie, qui le premier interroge les limites du genre en inventant le personnage de Ziggy Stardust. Une injonction à être soi-même, en-dehors des normes.

Le genre est-il le message politique fort de notre époque ? "La question n'a jamais été aussi prégnante et important que maintenant", abonde Usul.  Exemple très récent : "Kid", d'Eddy de Pretto, sorti cette année (la vidéo diffusée n'est pas le clip officiel de la chanson)."Le propre des chansons populaires c'est d'avoir un texte qui doit parler", pour Usul. "C'est universel de parler de genre". Rebecca Manzoni n'est pas tout à fait du même avis : "Il y a quand même ce côté dans le tube de propagande de contrebande, de faire passer une idée sans forcément avoir le poing levé". Car "ce qui est intéressant dans la chanson [populaire] politique, c'est précisément qu'elle touche des gens qui ne sont pas acquis à la cause qu'elle défend".

Dernier retour dans les années 1980, époque où la chanson humanitaire s'est épanouie. "C'est, politiquement, les années des bons sentiments", pour Snégaroff. "C'est une génération qui aimait chanter, mais n'aimait pas forcément trop parler de politique". "Le sens de la chanson humanitaire [de cette époque] est totalement décrié aujourd'hui", conclut Manzoni. 

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