Plenel, aux risques du journalisme
La rédaction - - Nouveaux medias - Médias traditionnels - Investigations - Déontologie - Financement des medias - 58 commentaires
Lire à la fin de ce texte une mise au point sur l'expression de "double génocide" au Rwanda.
"Il y a eu trop de Plenel, et pas assez de médias"
plaisantait (à moitié) mon invité, au sortir de cette heure de débrief, complice et exigeant. Mais comment faire autrement ? Depuis quarante ans, d'abord en collègues de bureau au Monde
, puis en patron et chroniqueur, puis en licencieur et licencié, et enfin en alliés objectifs de l'aventure numérique et de la presse indépendante, nous nous côtoyons et -je parle pour moi- Edwy Plenel n'en finit pas de m'épater (et de m'agacer ?) Tous deux à cheval sur l'ancienne et la nouvelle presse, tous deux amenés à encaisser les déconstructions intimes et professionnelles qu'imposent à la fois les bouleversements technologiques et les révolutions anthropologiques, affrontant tous deux, de face, les vents contraires bolloréens, comment n'aurions-nous pas, évoquant le journalisme à l'occasion des 30 ans d'Arrêt sur images (période télé comprise), parlé aussi de nous-mêmes ?
Sur tous les plénel-ologues, plénelo-allergiques, et plénelo-manes, je possède un avantage : j'ai connu le Edwy d'avant Plenel, ce tourbillon qui, les matins de scoop, traversait nos bureaux à l'extrême-limite de l'heure de bouclage du journal du soir (soit aux alentours de onze heures), pour balancer dans les tuyaux sa copie explosive, sans qu'on puisse vraiment trancher entre la panne de réveil, et le timing millimétré pour que la prudente chefferie du vénérable journal n'ait pas le loisir de la relire de manière trop pointillleuse.
Inversement, évoquer nos trajectoires, c'est aussi bien entendu parler du journalisme, objet universel de notre petite dinguerie obsessionnelle, à tous deux, avec des angles différents : le journalisme considéré comme contre-pouvoir pour Plenel, mais ici, à ASI, aussi comme un pouvoir redoutable, justiciable lui aussi de toutes les enquêtes critiques.
Le journalisme, ses triomphes, ses défaites, ses limites, ses abus, ses mutations. Des Irlandais de Vincennes à MeToo, du Rainbow Warrior à Betharram, des dangers de l'ébriété investigatrice - croix de bois croix de fer,"je n'ai jamais eu le goût du sang"
- à ceux de l'info-spectacle -"mais on fait un spectacle, aussi"
- j'ai tenté de passer Plenel à la question. Avec un handicap de départ : il s'est déjà beaucoup auto-raconté. Répondant inlassablement aux critiques sur ses quelques épisodes d'intoxication policière (de Georges Ibrahim Abdallah, dans les années 80 à Dominique Baudis vingt ans plus tard) et ses parti-pris rédactionnels plus ou moins assumés -le fameux "feuilletonnage"
de Mediapart - de livre en conférence, d'interview en podcast, il n'a cessé de sculpter sa légende, part d'ombre comprise. Sous l'armure de l'assaillant de tous les pouvoirs, avais-je une chance de trouver la faille ? Présomptueux que j'étais ! Minimisation de son rôle, tremblement soudain de l'émotion : on pourra toujours regretter, dans ce débrief, un certain art de l'esquive.
Reste l'essentiel : au total, se dessine la trajectoire d'un journaliste qui a toujours pris ses risques. Prendre ses risques en balançant à la Une la troisième équipe des naufrageurs du Rainbow Warrior
de Greenpeace,
au conditionnel, sur la simple foi de déductions croisées ; prendre ses risques, aussi, en hypothéquant son appartement pour lancer Mediapart
en 2008 (quelques semaines après ASI, comme il le rappelle avec élégance) ; prendre ses risques pour combattre les inégalités entre genres, entre origines, entre couleurs de peau. Prendre ses risques, la presse libre y est plus acculée que jamais, alors que les projecteurs du journalisme indépendant se révèlent impuissants, d'Ukraine à Gaza, à freiner l'ensauvagement prédateur du monde, et le triomphe de la barbarie journalistique qui l'accompagne.On vous en reparlera bientôt. DS.
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"Deuxième génocide" : mise au point, 10 juin 2025.
Ibuka France, principale association de mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda. (Lire ici la réaction complète de l'association), nous a fait parvenir le droit de réponse suivant :
Ibuka France exprime sa plus vive indignation après les propos gravement révisionnistes tenus par Daniel Schneidermann dans l'émission Arrêt sur images du 19 mai 2025 intitulée "Plenel aux risques du journalisme", diffusée sur un média qui revendique précisément un travail critique des récits médiatiques. Au cours de cette émission, le journaliste a affirmé : "Il me semble, dans mon souvenir, que Corine Lesnes est allée au... Rwanda, euh, pour le deuxième génocide. C'est-à-dire quand les..., les génocideurs se sont fait eux-mêmes génocider". Ibuka France constate que ces propos n'ont fait l'objet d'aucune contestation de la part d'Edwy Plenel, qui participait à l'émission, alors même queMediapart a, à de nombreuses reprises, produit des enquêtes de fond sur le génocide des Tutsi au Rwanda.
La thèse évoquée par Daniel Schneidermann, parfois désignée sous le nom de "double génocide", reprend un argumentaire forgé à l'origine par les génocidaires et leurs soutiens. Avant et pendant le génocide des Tutsi au Rwanda, les extrémistes hutu ont diffusé l'idée que les Tutsi représentaient une menace pour le "peuple majoritaire" hutu, cherchant à justifier l'extermination des Tutsi comme un acte de légitime défense face à un ennemi intérieur présumé. Après le génocide des Tutsi au Rwanda, cette propagande a évolué sous la forme de la théorie du "double génocide", consistant à présenter les victimes tutsi comme ayant à leur tour commis des massacres des Hutu, afin de brouiller la réalité des faits et de relativiser la responsabilité des génocidaires et de ceux qui leur ont apporté leur soutien. En entretenant cette théorie complotiste, ces discours cherchent à masquer qu'il s'est agi d'une tentative d'extermination planifiée et systématique du groupe tutsi. La thèse du "double génocide" évoquée valide l'idée de "massacres interethniques", contribuant à entretenir une confusion grave sur le mobile génocidaire. Ibuka France rappelle que le génocide des Tutsi au Rwanda a été reconnu sans ambiguïté par les juridictions internationales et françaises. Ce génocide n'est en rien assimilable à une guerre civile. Il est la mise en exécution directe d'une idéologie anti-tutsi entretenue pendant des décennies. En outre, à aucun moment, le terme de "génocide des Tutsi au Rwanda" n'a éte employé, lui préférant l'expression imprécise de "génocide au Rwanda", brouillant encore davantage la distinction fondamentale entre les victimes et les bourreaux.
Les propos tenus infligent une violence morale aux rescapés, fragilisent le travail des chercheurs et désorientent l'opinion publique en obscurcissant la compréhension des mécanismes de haine organisée qui ont conduit à l'extermination des Tutsi. Il est regrettable que, plus de trente ans après les faits, il faille encore, face à des journalistes, réaffirmer des vérités juridiques et historiques pourtant incontestables.
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Daniel Schneidermann a notamment formulé cette réponse à une première mise au point publiée par l'association le 4 juin 2025 sur X. Cette mise au point est parfaitement fondée. Cette énormité historique sur un "deuxième génocide" contre les Hutus, m'a échappé dans le feu d'une discussion sur un sujet que je n'avais pas prévu d'aborder. Je suis parfaitement conscient de son caractère révisionniste, et prie toutes celles et ceux qui en ont été heurtés d'accepter mes excuses. DS.