Plenel, aux risques du journalisme
La rédaction - - Nouveaux medias - Médias traditionnels - Investigations - Déontologie - Financement des medias - 44 commentaires
"Il y a eu trop de Plenel, et pas assez de médias"
plaisantait (à moitié) mon invité, au sortir de cette heure de débrief, complice et exigeant. Mais comment faire autrement ? Depuis quarante ans, d'abord en collègues de bureau au Monde
, puis en patron et chroniqueur, puis en licencieur et licencié, et enfin en alliés objectifs de l'aventure numérique et de la presse indépendante, nous nous côtoyons et -je parle pour moi- Edwy Plenel n'en finit pas de m'épater (et de m'agacer ?) Tous deux à cheval sur l'ancienne et la nouvelle presse, tous deux amenés à encaisser les déconstructions intimes et professionnelles qu'imposent à la fois les bouleversements technologiques et les révolutions anthropologiques, affrontant tous deux, de face, les vents contraires bolloréens, comment n'aurions-nous pas, évoquant le journalisme à l'occasion des 30 ans d'Arrêt sur images (période télé comprise), parlé aussi de nous-mêmes ?
Sur tous les plénel-ologues, plénelo-allergiques, et plénelo-manes, je possède un avantage : j'ai connu le Edwy d'avant Plenel, ce tourbillon qui, les matins de scoop, traversait nos bureaux à l'extrême-limite de l'heure de bouclage du journal du soir (soit aux alentours de onze heures), pour balancer dans les tuyaux sa copie explosive, sans qu'on puisse vraiment trancher entre la panne de réveil, et le timing millimétré pour que la prudente chefferie du vénérable journal n'ait pas le loisir de la relire de manière trop pointillleuse.
Inversement, évoquer nos trajectoires, c'est aussi bien entendu parler du journalisme, objet universel de notre petite dinguerie obsessionnelle, à tous deux, avec des angles différents : le journalisme considéré comme contre-pouvoir pour Plenel, mais ici, à ASI, aussi comme un pouvoir redoutable, justiciable lui aussi de toutes les enquêtes critiques.
Le journalisme, ses triomphes, ses défaites, ses limites, ses abus, ses mutations. Des Irlandais de Vincennes à MeToo, du Rainbow Warrior à Betharram, des dangers de l'ébriété investigatrice - croix de bois croix de fer,"je n'ai jamais eu le goût du sang"
- à ceux de l'info-spectacle -"mais on fait un spectacle, aussi"
- j'ai tenté de passer Plenel à la question. Avec un handicap de départ : il s'est déjà beaucoup auto-raconté. Répondant inlassablement aux critiques sur ses quelques épisodes d'intoxication policière (de Georges Ibrahim Abdallah, dans les années 80 à Dominique Baudis vingt ans plus tard) et ses parti-pris rédactionnels plus ou moins assumés -le fameux "feuilletonnage"
de Mediapart - de livre en conférence, d'interview en podcast, il n'a cessé de sculpter sa légende, part d'ombre comprise. Sous l'armure de l'assaillant de tous les pouvoirs, avais-je une chance de trouver la faille ? Présomptueux que j'étais ! Minimisation de son rôle, tremblement soudain de l'émotion : on pourra toujours regretter, dans ce débrief, un certain art de l'esquive.
Reste l'essentiel : au total, se dessine la trajectoire d'un journaliste qui a toujours pris ses risques. Prendre ses risques en balançant à la Une la troisième équipe des naufrageurs du Rainbow Warrior
de Greenpeace,
au conditionnel, sur la simple foi de déductions croisées ; prendre ses risques, aussi, en hypothéquant son appartement pour lancer Mediapart
en 2008 (quelques semaines après ASI, comme il le rappelle avec élégance) ; prendre ses risques pour combattre les inégalités entre genres, entre origines, entre couleurs de peau. Prendre ses risques, la presse libre y est plus acculée que jamais, alors que les projecteurs du journalisme indépendant se révèlent impuissants, d'Ukraine à Gaza, à freiner l'ensauvagement prédateur du monde, et le triomphe de la barbarie journalistique qui l'accompagne.On vous en reparlera bientôt. DS.