Procès de Mazan : "Une occasion unique de déconstruire la domination masculine"

La rédaction - - Médias traditionnels - 72 commentaires


Depuis le 2 septembre 2024, devant la cour criminelle d'Avignon, Gisèle Pélicot, 72 ans, doit affronter le récit de 10 ans de viols. Des viols commis par son mari Dominique Pélicot et par des dizaines d'hommes. Des viols qu'ils commettaient après que l'époux lui administrait, à son insu, des médicaments à fortes doses. Des viols que ce dernier filmait et archivait méticuleusement. Devant elle, sur le banc des accusés, au total, 51 hommes et son mari, devront répondre de leurs actes. Dans la salle d'audience et son annexe, des dizaines de journalistes, Français comme étrangers, venus raconter ce que beaucoup de médias appellent le "procès des viols de Mazan", du nom de la petite commune de 6 500 habitants dans le Vaucluse où vivait le couple Pélicot et où la majorité des crimes ont été commis.

Quels mots justes mettre sur ce procès pour être au plus près de la réalité ? Est-il si "hors norme" comme le répètent tous les médias depuis lundi ? Et jusqu'où aller dans le récit des violences sexuelles pour la nécessaire bonne information du public et la prise de conscience ? Deux journalistes ont accepté de venir répondre à ces questions : Johanna Luyssen, cheffe adjointe du service société de Libération et autrice qui, par ailleurs, est originaire de Carpentras, ville limitrophe de Mazan ; et Félix Lemaitre, ancien doctorant en sociologie des drogues, auteur d'une enquête sur la soumission chimique. 

"Si on ne regarde pas cette banalité-là en face, on raconte n'importe quoi"

Comment décrire les accusés de ce procès ? La plupart des médias ont mis en avant la diversité de leurs profils socio-professionnels, de leurs âges, preuve qu'ils s'agit bien de "Monsieur Tout-le-monde". L'émission Quotidien de Yann Barthès a choisi d'interroger une avocate d'un prévenu en demandant comment elle "arrivait à défendre une personne qualifiée de monstre". De quoi ulcérer Johanna Luyssen. "On ne parle pas de monstre, on parle d'hommes, de gens du quotidien. C'est horrible de rendre quasiment mythologiques des comportements qui s'inscrivent nettement dans une société patriarcale, dans une culture du viol, des choses systémiques ! C'est à côté de la plaque à un niveau stratosphérique ! Les féministes, les personnes qui travaillent sur ces sujets se battent pour dire «non, ce ne sont pas des monstres». Si on ne regarde pas cette banalité-là en face, on raconte n'importe quoi".

"Avec les stratégies d'altérisation, les violeurs, c'est toujours les autres"

Mais force est de constater que l'insistance avec laquelle les médias ont raconté la diversité des profils des prévenus, comme le raconte justement notre journaliste Alizée Vincent, montre que cette réalité a du mal à être admise. "Dans ce genre d'affaires, il y a ce qu'on appelle les stratégies d'altérisation, explique Félix Lemaître. Elles consistent à dire que les violeurs, c'est toujours les autres : c'est le fait de marginaux, de fous, d'étrangers. On essaie toujours de repousser parce que ce serait bien plus dérangeant de se dire que c'est intrinsèque à la société. Cette stratégie est pratique parce que, en repoussant aux marges, on n'a ainsi pas grand travail à faire sur la société. Alors qu'on le sait : il y  a un vrai travail collectif à faire sur la masculinité et sur les rapports de genre".

LE NéCESSAIRE éQUILIBRE ENTRE PROTECTION DES VICTIMES ET INFORMATION DU PUBLIC

Entre les détails extrêmement violents entendus en audience et la nécessaire information du public pour une prise de conscience au sujet des violences sexuelles, quel équilibre à adopter pour les journalistes couvrant le procès ? "C'est une question que nous nous posons beaucoup, explique Johanna Luyssen. On entend des horreurs, psychologiquement, c'est très violent. Dans notre travail, il ne faut pas faire violence aux parties civiles et en même temps, il faut saisir des éléments qui permettent de comprendre. Par exemple, la dimension nécrophile est très présente dans ce procès. Il faut en parler mais pas avec tous les détails car cela peut choquer. Nous devons faire attention à tout le monde, à notre auditoire et aux personnes concernées".

POUR ALLER PLUS LOIN

La nuit des hommes, Félix Lemaitre, JC Lattès, septembre 2024. 
"Affaire des viols de Mazan : le procès d'un long supplice", Libération, 1er septembre 2024.
"Procès des viols de Mazan : en faire un boucan d'enfer", par l'écrivaine Lola Lafon dans Libération, 5 septembre 2024.

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