Twitch, influenceurs : "Un fantasme de démocratie directe"

La rédaction - - Nouveaux medias - 148 commentaires


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Les politiques s'invitent sur Twitch, Instagram et YouTube, de François Hollande et bientôt Jean Castex, qui répondent en direct aux question du "stream" à succès de Samuel Etienne, à Emmanuel Macron qui met au défi les youtubeurs McFly et Carlito, en passant par l'émission #SansFiltre de Gabriel Attal sur Twitch. Invités de notre émission, les chroniqueurs-youtubeurs-twitcheurs Usul, Jean Massiet et Monté (Linguisticae) reviennent ensemble sur ces nouvelles formes de communication politique.

Débats et entretiens sur Twitch, challenges vidéo sur YouTube : les ministres du gouvernement d'Emmanuel Macron s'incrustent sur les réseaux sociaux et plateformes fréquentés par les jeunes. Si les optimistes parlent d’une salutaire "politisation de la jeunesse" et d’une forme de démocratie directe en ligne, d'autres voient surtout une volonté d'agglomérer des audiences jeunes dans la perspective de la présidentielle. Pour en discuter, ASI a invité le vidéaste et youtubeur politique Usul, qui chronique l'actualité sur Twitch et dans la pastille vidéo "Ouvrez les guillemets" sur Mediapart, le twitcheur politique Jean Massiet, et Monté, qui analyse la linguistique sur la chaîne YouTube Linguisticae.

Après avoir reçu l'ancien président de la République François Hollande sur Twitch, le journaliste Samuel Etienne (France Télévisions) est dans la tourmente. Il lui est reproché de donner trop librement la parole aux politiques : il s'apprête à recevoir le premier ministre Jean Castex et peut-être même Marine Le Pen… Pour Usul, les "lives" de Samuel Etienne pèchent par le côté "libre-service des questions" : "Elles ne sont pas remises en perspective, il n'y a pas de relance... Il y a un fantasme de la démocratie directe. Mais un entretien, ça se travaille, pour proposer autre chose que de la com." Jean Massiet analyse : "Samuel Etienne est en train de parachever la désintermédiation totale. Il place directement l'invité face au public." Monté avoue avoir été gêné par la "dépolitisation des questions" de l'entretien avec Hollande. "Il y a une forme de légèreté" : Hollande se prétend dans une démarche désintéressée, mais Samuel Etienne précise qu'il s'est invité lui-même sur sa plateforme. 

"La transparence n'est pas totale," souligne Monté. Pour beaucoup d'internautes, la démarche de Samuel Etienne déplaît. "Ce serait à refaire, je laisserais passer un peu plus de temps [après Hollande]," avant de convier Jean Castex, a reconnu le journaliste, avant d'ajouter que donner directement la possibilité à ses followers de poser des questions aux politiques, "c'est peut-être intéressant sur un plan démocratique." Usul n'est pas d'accord : "Ça me paraît une vision un peu irénique de la démocratie, on ne résout pas tout par davantage de dialogue." Pour Massiet, laisser les invités dérouler leur communication en plateau n'est pas forcément problématique : "Je ne pense pas qu'il faille s'en prendre au format de l'interview parce que les réponses de l'intéressé ne sont pas satisfaisantes." Pour Monté, le choix affiché de Samuel Etienne  de ne pas préparer ses interviews politiques est "une erreur" : "Un politique qui vient chez Samuel Etienne vient pour profiter de l'image de quelqu'un qui fait des statistiques démentielles sur Twitch." 

Jean Massiet, qui se défend d'être journaliste (mais dont le travail d'interview est un travail tout à fait journalistique), explique vouloir créer une atmosphère "cosy" pendant ses interviews de sénateurs diffusées à la fois sur Twitch et sur Public Sénat. Il a choisi des fauteuils qui "avachissent" les invités, comme lors de sa récente interview du sénateur LR Philippe Bas : "Je voulais qu'ils se lâchent un peu. A la fin, ils ne parlent plus du tout comme au début, ils deviennent un peu plus humains."  

Si Samuel Etienne s'est emparé de Twitch, sur Instagram c'est carrément le porte-parole de l'Elysée, Gabriel Attal, qui invite ses propres intervieweurs dans son émission, nommée #Sans Filtre ce qui signifie surtout sans journalistes. Le 24 février dernier, Malek Délégué, chroniqueur de Touche pas à mon poste!, le met en difficulté sur la précarité des étudiants et la question du RSA pour les jeunes : "Il y a des gens qui crèvent la dalle." La célèbre youtubeuse EnjoyPhoenix souligne quant à elle l'absence de journalistes dans le dispositif d'Attal : "La prochaine fois, invitez un journaliste." Pour Usul, EnjoyPhoenix commence à analyser la communication du gouvernement, mais "Il fallait recevoir les syndicats étudiants, ça aurait eu de la gueule", dit-il.  Pour Massiet "une influenceuse beauté est parfaitement légitime à poser des questions à Gabriel Attal." Emmanuelle Walter rappelle que le CSA n'a pas de contrôle sur le temps de parole sur Instagram ou Twitch, et que l'Elysée n'a pas souhaité communiquer sur le budget d'une telle émission, pourtant payée par les fonds publics.

Dernier exemple, les youtubeurs Mcfly et Carlito, conviés par  Macron à créer une vidéo pour réexpliquer les gestes barrières contre le Covid-19. Les youtubeurs ne sont pas dupes : "Evidemment que c'est politique, il y a une stratégie derrière... Il y a les élections dans un an. (...)" Ayant néanmoins relevé le défi, ils ont atteint les 10 millions de vues, résultat qui amènera Macron à les inviter à tourner une vidéo à l'Elysée... afin, probablement, de se prêter au jeu des "concours d'anecdotes". Monté, lui, n'aurait jamais accepté une telle proposition. "Ça a l'air de faire consensus qu'il faudrait qu'on accepte ce que nous propose le président de la République, mais je ne crois même pas que cette vidéo soit vraiment au sujet des gestes barrières. La finalité c'est le concours d'anecdotes avec Emmanuel Macron. Pour moi, c'est utiliser le Covid et la pandémie à des fins politiques." 

Les suspicions d'utilisation de bots afin d'atteindre les 10 millions de vues, sur lesquelles est revenue une enquête de Blast, posent également question. Comme le rappelle Emmanuelle Walter, selon Blast, "un tiers des commentaires sont postés par des bots". Tandis qu'Usul se demande s'il y a eu affaire conclue entre des agences de communication, Massiet rappelle que Mcfly et Carlito ont fait preuve de transparence en se filmant au téléphone avec le communicant de l'Elysée alors qu'ils négociaient l'opération. "Cela me rappelle la fin des années 1980, quand les stars faisaient des spots de publicité pour parler de sécurité routière." Mais derrière, ajoute-t-il,  "je ne sais pas comment le gouvernement peut faire pour s'adresser à 10 millions de jeunes, y a pas une seule chaîne de télé qui fait ça." Usul : "Et l'Education nationale ?" Tous tombent d'accord pour dire que les récentes opérations de com' du gouvernement  s'apparentent à une "opération d'extinction d'incendie" ou à de la "com de crise" pour tenter désespérément de s'adresser à la jeunesse. Pour Monté, les étiquettes politiques des invités de ces émissions "disent déjà quelque chose" : "Je ne pense pas qu'on y verra Mme Artaud, M. Asselineau ou même M. Dupont-Aignan... Je pense qu'une partie du champ politique n'aura pas accès à ces outils et va se retrouver pénalisé dans le jeu démocratique." Usul, en conclusion, rappelle que les "profits symboliques" sont nombreux sur ces plateformes : "Gabriel Attal, tous ses collègues sont en pâmoison, c'est un succès professionnel considérable." Et cela ne fait que commencer, comme le souligne Emmanuelle Walter : TF1 vient d'annoncer la création d'une émission sur Twitch.

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