Piketty : "Il y a un boulevard pour la gauche"

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Dans l'émission de la semaine, les économistes Thomas Piketty, Amory Gethin et Clara Martinez-Toledano, co-directeurs de l'étude internationale "Clivages politiques et inégalités sociales" (Seuil, Gallimard, Ehess), reviennent avec Emmanuelle Walter sur le désamour entre les classes populaires et la gauche, et comment y remédier.

Qui, de la gauche et des classes populaires, a abandonné l'autre ? Thomas Piketty, Amory Gethin et Clara Martinez-Toledano sont les invités de notre émission, présentée par Emmanuelle Walter : ils reviennent ensemble sur l'étude qu'ils ont co-dirigée et dans laquelle ils analysent les comportements électoraux en fonction des classes sociales et des origines ethniques et religieuses dans 50 démocraties européennes, américaines, africaines et asiatiques, entre 1948 et 2020.

Il en ressort un phénomène général aux démocraties occidentales, incroyablement semblable : la déconnexion entre la gauche et les classes populaires, notamment blanches. Amory Gethin souligne "la déconnexion entre le revenu et le diplôme" : "Les électeurs les plus aisés continuent à soutenir les partis conservateurs ou démocrate-chrétiens, tandis que les électeurs les plus diplômés se sont progressivement tournés vers les partis de gauche, y compris les partis écologistes." Les 10% des électeurs les plus diplômés soutiennent "bien plus fortement" ces partis que les 10% les moins diplômés, dit-il. Thomas Piketty cite l'exemple des États-Unis, où dans les années 1950, "les classes populaires, blanche et noire, votaient pour le Parti démocrate". Aujourd'hui, "les classes populaires noire et latino continuent de voter pour le Parti démocrate", mais les classes populaires blanches ont basculé vers le Parti républicain. "Les partis de gauche ont une grande part de responsabilité, en arrêtant de proposer des plateformes ambitieuses de redistribution, de justice sociale." Là où les clivages identitaires prennent de l'importance dans les démocraties occidentales, dit-il, ailleurs, dans des pays où parfois de gros clivages ethniques existent pourtant - au Brésil, en Inde, en Thaïlande - les clivages de classe demeurent, et sont même plus présents.

"gauche brahmane" et "droite marchande"

Comme illustration de ces classes populaires que les politiquent tentent de séduire à nouveau, Emmanuelle Walter propose la séquence médiatique de l'usine Whirlpool, à Amiens, où Emmanuel Macron et Marine Le Pen étaient tous deux allés à la rencontre des ouvriers en grève lors de l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle de 2017. Marine Le Pen, comme François Ruffin, utilisait notamment le mot "abandon" pour qualifier le comportement du gouvernement Hollande face à la classe ouvrière. Pour Thomas Piketty et Clara Martinez-Toledano, d'autres configurations politiques sont possibles, par exemple en Espagne où la gauche gouverne en coalition. "Le Parti socialiste et Podemos, en Espagne, ont pu attirer le vote des moins diplômés davantage qu'en France," explique Clara Martinez-Toledano. "L'immigration est moins un sujet en Espagne." Thomas Piketty regrette que les partis socio-démocrates soient trop souvent apparus comme ceux des "gagnants de la mondialisation". Dans leur ouvrage, les co-auteurs opposent "la gauche brahmane" (celle des érudits) et "la droite marchande" mais en France, dit Piketty, "La République en Marche a fait la synthèse des deux", en attirant à elle à la fois "les votes les plus diplômés issus du centre-gauche, les votes les plus riches issus du centre-droit" : "C'est très clair, si on regarde les niveaux d'adhésion par revenu, par patrimoine, on a une pente - c'est sans doute l'un des électorats les plus clivés socialement de l'histoire électorale." Il reprend le concept de "bloc bourgeois", développé par les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, pour décrire le phénomène macroniste. 

"montrer aux classes populaires que leurs intérêts communs sont plus importants que leurs différences"

Amory Gethin souligne l'importance de l'abstention, qui a grandement augmenté en France ces dernières années et est "quasiment concentrée dans l'électorat des classes populaires". Le Canada, la France, le Royaume-Uni s'approchent à ce titre du "maximum de l'inégalité politique" qui existe déjà aux États-unis. Selon Clara Martinez-Toledano, "l'une des raisons, c'est que les partis socio-démocrates occidentaux ont changé leurs discours : ils ont commencé à parler de sujets qui attirent le vote des plus diplômés et laissé les moins diplômés de côté." Thomas Piketty note qu'en revanche en Inde, "on voit des classes populaires issues de différentes origines qui votent pour les mêmes partis" : le "bloc bourgeois" n'est donc pas une fatalité. "Il faut offrir des stratégies politiques pour montrer aux classes populaires que leurs intérêts communs sont plus importants que leurs différences," dit-il. Le macronisme a fait l'inverse : aux racines du mouvement des Gilets jaunes, on trouve "l'arnaque initiale de Macron" qui consistait à mettre en place une taxe carbone pour récupérer 5 milliards pour les caisses de l'État, explique Piketty... tout en supprimant l'impôt sur la fortune, ce qui a fait perdre la même somme à l'État. Et a passablement énervé les classes populaires et les petites classes moyennes, qui ont montré leur colère sur les ronds-points. "Dans l'absolu, ça pourrait être différent : on pourrait avoir une politique écologiste qui s'adresse aux classes populaires et qui fait payer l'addition aux classes les plus responsables des émissions carbone," dit Piketty. "Mais cela demande un changement de perspective." Les élections à venir en septembre en Allemagne seront intéressantes à suivre à ce titre, dit-il, suivant que les Verts (Bündnis 90 / Die Grünen) décident de se rallier au parti de centre-droit CDU ou de centre-gauche Die Linke/SPD.

Une candidature commune pour une coalition de la gauche est-elle possible en France ? Amory Gethin souligne que les divisions actuelles rendent la chose difficile, ce qui "profite directement au parti d'Emmanuel Macron", alors qu'il est selon lui "assez rare de voir rassembler les élites et obtenir autant de voix". La victoire de Macron est due en grande partie au mode de scrutin présidentiel français et au vote stratégique, "ce qui crée une insatisfaction des électeurs et contribue à une insatisfaction démocratique." 

Où s'arrêtent les classes populaires : aux fonctionnaires, aux enseignants ? Thomas Piketty rigole : "Vous savez, ma mère est institutrice retraitée, elle a voté Mélenchon, je n'ai même pas réussi à la convaincre de voter Hamon !" Il considère que les socialistes et les écologistes doivent faire un pas vers l'autre sur le fond, notamment, pour les socialistes, sur "les erreurs commises au pouvoir". Le danger, si cela n'arrive pas : "On risque de se retrouver avec Macron-Le Pen ou [Xavier] Bertrand-Le Pen." Sur la taxation internationale ou la taxe carbone aux frontières, Piketty souhaite "avancer sans attendre l'unanimité européenne", comme le président américain Joe Biden s'apprête à le faire en taxant les profits des multinationales basées en Irlande. "Il faut faire des propositions pour reconstruire l'internationalisme, mais avancer sans attendre l'unanimité," dit-il.

AUX ÉTATS-UNIS, LE TSUNAMI BIDEN

Clara Martinez-Toledano note que les clivages diffèrent largement d'un pays à l'autre, même au sein d'un continent : "En Argentine, le vote classiste est très fort, par contre en Colombie, d'autres clivages ont joué un rôle très important, comme le conflit avec les FARC." Sur le Brésil, Thomas Piketty souligne que le vote classiste est lui aussi très fort, mais que le phénomène est plus récent : "C'est pendant le passage au pouvoir du Parti des travailleurs, du fait des politiques menées comme l'augmentation du salaire minimum ou le système Bolsa Família [aides familiales, ndlr], que le parti devient attirant pour les classes populaires, tandis que classes aisées fuient le parti et aident ensuite à élire Jair Bolsonaro." Le clivage classiste n'est "pas donné de toute éternité", en conclut-il. 

Emmanuelle Walter propose de commenter l'extrait d'un discours de Joe Biden sur le plan de relance américain, dans lequel le président annonce sa volonté de taxer les multinationales car "ce n'est pas juste" qu'eux ne payent pas d'impôts quand un couple formé d'un pompier et d'une d'institutrice en paye, dit-il. En France, les médias ont beaucoup discuté de la politique de Biden : "Biden est en train de ringardiser l'UE", a dit la députée européenne Aurore Lalucq ; il peut être "un président d'ampleur historique pour les États-Unis modernes" pour l'éditorialiste Alain Frachon ; "c'est une leçon d’humilité incroyable pour l'UE" selon l'économiste Daniel Cohen ; et pour l'Insoumis François Ruffin, "une main doit être tendue" entre l'UE et l'Amérique de Biden... carrément comparé à Roosevelt sur la Une de L'Obs. C'est un peu exagéré selon Amory Gethin : "Roosevelt a fait voter un impôt fédéral sur le revenu avec un taux marginal supérieur qui atteignait 100%, puis a négocié à 94% : les  États-Unis ont été les inventeurs de la progressivité fiscale" ; la réforme de Biden en est encore loin.

Emmanuelle Walter rappelle que Joe Biden s'est inspiré, pour le plan de relance, des idées de chercheurs et d'économistes tels que le keynésien Jared Bernstein, Heather Boushey, la fondatrice d'un think tank spécialisé sur les inégalités ou encore Cecilia Rouse, une universitaire de Princeton marquée à gauche. Faudrait-il que les politiciens écoutent davantage les chercheurs, demande-t-elle ? "Je n'ai jamais cru à un modèle où les conseillers du prince donnent un modèle, et on le met tout de suite en place," dit Thomas Piketty. "Ce qui compte, c'est d'être écoutés par les citoyens, qui eux, vont mettre la pression sur leurs élus, leurs médias." Lui dit s'obliger, à chaque élection, à s'engager et à soutenir le programme d'un‧e candidat‧e. Il souhaite voir un débat d'idées se créer à gauche : "Je soutiendrai celui ou celle qui a gagné, mais on a d’abord besoin de ce processus collectif."

"il y a un boulevard pour les partis qui défendront une stratégie d'investissement dans la santé, dans l'éducation"

Pour Thomas Piketty, à la présidentielle de 2022, "il y a un boulevard pour les partis qui défendront une stratégie d'investissement dans la santé, dans l'éducation, où il y a une situation de sous-investissement notoire". Sans un débat d'idées à gauche et un programme commun, il craint que la "montée en puissance des clivages identitaires" qu'il observe actuellement n'empêche tout débat, notamment sur la lutte contre discrimination en France. Un montage de questions posées sur Europe 1 par Sonia Mabrouk à la présidente de l'Unef Mélanie Luce l'illustre bien : seulement deux questions sur les difficultés sociales et financières que rencontrent les étudiants, puis une avalanche de questions sur des sujets identitaires, qui laissent à peine à Luce le temps de reprendre son souffle. "Les clivages identitaires ne sont pas une fatalité," rappelle Thomas Piketty en soulignant les multiples d'exemples de pays où l'étude démontre que ce n'est pas le cas. Ces études de cas sont à lire sur le site de l'étude, World political cleavages and inequality database.  

"On s'invente de nouveaux ennemis pour mettre la question sociale sous le boisseau"

Amory Gethin cite les travaux de Pippa Norris et Ronald Inglehart, qui considèrent que ces nouveaux clivages seraient "des clivages culturels et surtout générationnels". "Mais si on regarde le vote en fonction de l'âge dans les démocraties occidentales, cela varie énormément d'un pays à l'autre : si les partis écologistes soutenus par les plus jeunes, le vote d'extrême-droite varie beaucoup." Il donne l'exemple de la France, où Marine Le Pen a de puissants soutiens chez les jeunes, et des États-Unis, où l'électorat de Donald Trump était bien plus âgé. Le clivage, pour lui, n'est pas que culturel mais aussi économique : "La question de l'écologie a des conséquences économiques très claires puisque les taxes carbone sont payées de manière beaucoup plus forte par les zones rurales et les territoires périphériques, tandis que les électeurs des villes ne voient pas l'addition de ces taxes. Ces clivages doivent aussi être compris sous l'angle économique."

L'urgence climatique et la pandémie vont-elles rebattre brutalement les cartes dans les pays étudiés ? Pour Thomas Piketty, "la montée de la conscience écologique ne s'est pas du tout faite avec une conscience sociale, et pour rompre avec ce clivage social, il faut vraiment frapper assez fort, avoir une volonté de distribution ." Il insiste sur l'urgence de la situation : "Les partis au centre et centre-droit se sont lancés dans une course-poursuite identitaire avec l'extrême droite", ce qu'il trouve "extrêmement menaçant". "On s'invente de nouveaux ennemis pour mettre la question sociale sous le boisseau," alerte-t-il.

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