Reportage animalier : "On montre une vision de la nature qui est un fantasme"

La rédaction - - Scandales à retardement - 35 commentaires


Ils nous font rêver, nous émeuvent, nous emmènent là où nous n'irons peut-être jamais : les documentaires animaliers et la photographie animalière se perfectionnent toujours plus pour ramener des images qui ont du chien. D'un banc de poisson à un nid d'oiseau, d'une ruche à la tanière d'un ours, on peut désormais tout voir. Chouette ! Mais est-ce bien raisonnable ? Une enquête du site Reporterre est venue secouer les puces d'une profession pas toujours très franche sur ses techniques : animaux appâtés avec de la nourriture, élevés et dressés en captivité, ou carrément torturés pour être de parfaits mannequins. À la publication de cette enquête, le milieu s'est refermé comme une huître, peu enclin à discuter de pratiques pas très reluisantes. Et pourtant, certains militent pour plus de transparence, et plus de respect de la condition animale dans le processus créatif. 

Est-ce que les reporters animaliers nous pigeonnent ? Vaste question pour nos trois invités du jour : Emmanuel Clévenot, journaliste auteur de l'enquête pour Reporterre ; Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l'environnement au CNRS, spécialiste des rapports entre nature et être humain ; Guilaine Bergeretautrice, réalisatrice et scénariste de documentaires consacrés à la vie animale. 

"Roméo et Juliette"

La série de photos a fait le tour du monde. Un ours et un loup côte à côte semblent regarder dans la même direction comme deux vieux amis. Problème : elle n'a rien de naturel, comme l'explique Emmanuel Clévenot : "Pour accéder à cette photo, il a fallu tricher. Quel est ce montage dont on ne parle pas au public ? C'est tout simplement des cabanes. Les photographes paient leur droit d'accès à ces cabanes, et ensuite un employé du site vient avec des carcasses de cochon, des croquettes pour chien, du saumon, qu'il va disposer dans l'axe parfait des cabanes." Une pratique dangereuse pour les animaux, habitués à recevoir de la nourriture des mains de l'Homme.

Grenouilles congelées

Elles sont les stars d'Instagram notamment : des grenouilles photographiées dans les positions les plus étranges, à dos de scarabée ou se protégeant de la pluie avec des feuilles ou des champignons. Mais des grenouilles torturées pour prendre la pose parfaite, raconte Emmanuel Clévenot : "Pour réaliser ces photos, certains photographes vont congeler les grenouilles, de manière soit à les tuer, soit à les endormir suffisamment pour qu'elles ne bougent plus. Parfois, sur les souris ou les papillons, on transperce leurs membres avec du fil de fer de manière à les accrocher dans des positions contre-nature."

Trucages incontournables

Faut-il parfois tricher pour montrer l'inaccessible ? Autrice d'un documentaire sur les animaux du potager, Guilaine Bergeret s'est heurtée à la déception du public lorsqu'elle a révélé qu'une scène tournée dans un nid de bourdons était tournée en studio. "Souvent les bourdons font leur nid sous terre, et aller film sous terre, ce n'est pas possible. Le risque c'est de tout abîmer et que la colonie ne fonctionne pas." Pour Valérie Chansigaud, la déception du public montre une vraie méconnaissance du monde animal : "L'entomologie, par définition, c'est des animaux très petits, très compliqués à observer dans la nature. Imaginer qu'on va pouvoir faire des photos très précises de leur reproduction, comme ça, par hasard, c'est méconnaître ce que c'est, et c'est ça le problème. Quelque part, ça traduit une naïveté ou un manque de connaissances considérable."

Pour aller plus loin

- L'enquête de Reporterre sur la photographie animalière. 
- Le film de Guilaine Bergeret, Le petit peuple du potager, disponible sur Youtube.
- Le livre de Valérie Chansigaud, Les Français et la nature, paru en 2017 aux éditions Acte Sud.

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