Profs : "Le mot de 'décrocheur' a fait beaucoup de mal"

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Y a-t-il eu pendant et après le confinement quelques 40 000 enseignants décrocheurs en France ? Des "profs aux abonnés absents", des profs "tire-au-flanc", qui ont disparu de la circulation sans explication, pour cause de décrochage numérique ? Pour l'avoir affirmé, France 2 et Le Figaro ont été vigoureusement contestés sur les réseaux sociaux. On va donc partir à la recherche de ces profs "décrocheurs" avec quatre invitées : Marie-Estelle Pech, journaliste au Figaro en charge de la rubrique Education ; Sophie Vénéditay, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU (syndicat majoritaire dans le secondaire) et professeure de SES ; Sophie Audoubert, professeur de lettres et autrice du livre "Don Quichotte en banlieue" (Philippe Rey, 2008) et Myriam Menez, présidente de la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP) dans le Val-de-Marne.

"On a tout fait tout seuls"

La polémique a démarré dans plusieurs journaux de presse écrite et a enflammé l’opinion après la diffusion d’un reportage de l’œil du 20H de France 2 . À tel point que le médiateur de France TV est obligé de revenir sur l'affaire, avec le rédacteur en chef du JT, Thibaud de Barbeyrac.

Marie-Estelle Pech, la première à parler de profs "décrocheurs" dans un article du 29 avril, raconte comment lui est venu l'idée : "Je parlais avec Hubert Salaün, le porte-parole de la PEEP, et je lui demande comment ça se passe. On n'avait entendu que des louanges dans les médias sur les enseignants. [...] C'est lui qui m'a parlé pour la première fois du décrochage des enseignants. Il m'a dit 'On a une implication extrêmement variable d'un enseignant. J'ai beaucoup de témoignages de parents qui remontent'." Elle travaille donc sur le sujet, et rapporte ensuite le 11 juin le chiffre de 5% de profs "décrocheurs".

Selon Sophie Vénéditay, "le mot de 'décrocheur' a fait beaucoup de mal", puisqu'il évoque le "décrochage scolaire" des élèves.  La secrétaire générale adjointe du SNES-FSU évoque la désorganisation liée au confinement et la saturation des environnements numériques de travail (ENT) pendant la première semaine. "La vérité c’est qu’on a tout fait tout seuls. On a improvisé tout le temps." Un constat confirmé par Sophie Audoubert, qui a découvert l'ENT à l'occasion du confinement. Face au manque d'incarnation des cours à distance, elle explique qu'il a fallu "compenser dans la préparation des cours, ce qui demandait un temps infini". Elle assure s'être sentie "seule, très seule" face à la situation, et n'avoir reçu "aucune nouvelle d'aucun de ses inspecteurs" pendant et depuis le confinement.

"ces enseignants auraient dû être remplacés"

Myriam Menez témoigne elle aussi de son expérience de l'école à distance, en tant que mère de trois enfants au lycée. Aucun des enseignants de ses enfants n'a arrêté de faire cours, mais dans l'établissement de son fils, assure-t-elle, six signalements ont été faits pour des profs "décrocheurs", sur un total d'une centaine d'enseignants. "Pour nous, en tant que parents, ces enseignants auraient dû être remplacés. [...] On n'est pas là pour juger les enseignants. On est là pour rendre compte que rien n'a été fait à aucun moment pour essayer de se rendre compte de si tous lesenseignants étaient présents, et le cas échéant de les remplacer."

Selon Pech, les enseignants n'ont pas été remplacés parce qu'ils n'avaient pas de justificatif d'absence. "Encore faut-il que l’information remonte [...] Il faut que les parents fassent remonter l'information, mais beaucoup ne le font pas parce qu'ils ont peur." Un constat que confirme Myriam Menez, qui dit avoir reçu sur Twitter des insultes d'enseignants après son témoignage dans l'article de Marie-Estelle Pech. 

"Il ne faut pas croire qu’il y a une mafia des profs prête à se défendre par le biais de représailles dès qu'ils sont attaqués", réfute Sophie Vénéditay. Elle explique que "toute la profession est à cran"  à cause du confinement, et de relations "extrêmement compliquées avec le ministre pendant cette période", notamment depuis la réforme des retraites et celle du baccalauréat.

On diffuse un montage d'extraits de plateaux de télévision dans lesquels des invités critiquent les professeurs qui ne sont pas revenus à l'école depuis le confinement. Sur LCI, dans l'émission 24 heures Pujadas, le Pr Enrique Casalino de l'hôpital Bichat s'inquiète que les enseignants n'aient pas "un haut sens de la valeur que porte [leur] métier" comme les soignants, et l'analyste politique Jérôme Jaffré pointe un leader syndical qui "devrait faire lire à ses élèves" ses livres de la Pléiade, plutôt que de les "garder pour lui". Dans Les Grandes Gueules sur RMC, on entend le témoignage de Grégory, directeur commercial dans le Val-de-Marne, qui regrette que les profs aient fait un "travail partiel", tout en restant payés "à 100%". Alain Marshall et l'avocat Gilles-William Goldnadel voudraient qu'on leur "demande des comptes" comme "aux syndicats de police".

un "retour de bâton" pour les profs ?

On aborde ensuite le chiffre de 5%. Il provient d'une estimation du ministère de l'Éducation nationale à la fin du mois de mai : 60% des enseignants seraient revenus en classe, 35% seraient en télétravail, et le reste serait des enseignants "sortis des radars". 

Pour Marie-Estelle Pech, ce débat, c'est "le retour de bâton". "Il y a eu un discours très très très positif, unanimiste" sur les enseignants au début du confinement, mais "la réalité est plus nuancée", assure-t-elle. Elle explique que, contrairement à ce qu'on a pu voir dans la presse, le chiffre de 5% recouvre des personnes n'ayant pas fourni de justificatif d'absence et n'inclut pas les enseignants en arrêt maladie. En cause, une "erreur" du service de presse du ministère. 

"Vous avez un service de presse composé de fonctionnaires, invariablement d'un ministre à l'autre. Il s'occupe de diffuser des informations non-politiques, pas trop sensibles [...]. Et puis, il y a le cabinet du ministre, qui fait de la politique et qui a accès à des chiffres. Éventuellement, il va demander au service de presse de diffuser certains chiffres, mais c'est toujours de la deuxième main", explique Marie-Estelle Pech. En l'occurrence, en communiquant le chiffre de 5% à la presse, le service presse se serait trompé sur ce qu'il recouvrait exactement.

Selon Vénéditay,  certains enseignants ont pu être absents pour maladie, mais ne pas justifier leur absence par un arrêt-maladie, faute de pouvoir joindre leur médecin pendant le confinement. Pour Sophie Audoubert, le problème quand on revendique ce chiffre de 5%, est que cela "entretient des fantasmes prégnants sur notre profession et dont on souffre énormément."

"On a tous dû travailler beaucoup plus"

Myriam Menez regrette elle que les syndicats "n’aient pas plutôt rebondi sur ce chiffre pour dire que c'est une chance qu'il n'y ait eu que 5% de profs 'décrocheurs', étant donné les circonstances. [...] Dans l'idéal, il faut se soucier de ces 5% et faire en sorte que pour ceux qui se sont retrouvés dans cette situation, on comprenne le pourquoi du comment."

Pour Sophie Vénéditay, ce qui compte, c'est le contexte dans lequel le chiffre de 5% a été communiqué à la presse. Un contexte où le ministère exerçait selon elle "une forme de pression sur la réouverture des établissements".  "On a eu un discours politique qui consistait à dire 'ça y est ça reprend'. Mais les parents constataient que ça ne reprenait pas. C’était certainement bien commode de dire que c'était de la faute des profs."

Paradoxe : au début du confinement, les médias insistaient plutôt sur des témoignages de familles devant gérer un afflux de travail de la part des enseignants. Selon Myriam Menez, il y a effectivement eu des enseignants "qui ont eu du mal à se caler, puis qui ont fini par doser" le travail à faire. 

Pour terminer l'émission, Laélia Véron analyse l'usage du terme de "profs décrocheurs" et la dimension d'"exceptionnel" dans le travail des enseignants en confinement.

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