"Partager le pouvoir à Charlie Hebdo n'a jamais été possible"
La rédaction - - Médias traditionnels - Financement des medias - 64 commentairesMarie Bordet (Le Point) et Laurent Telo (Le Monde) racontent l'après 7 janvier
C'est une bande de potes rigolarde devenue du jour au lendemain une icône mondiale, barricadée, bunkérisée. C'est une troupe de journalistes retranchés derrière une impitoyable conseillère en communication. C'est un journal d'origine libertaire qui a été déchiré par une bataille entre actionnaires et salariés dans la meilleure tradition capitaliste. Dans tous ces paradoxes, vous aurez reconnu Charlie Hebdo, sujet d'une remarquable enquête qui paraît ces jours-ci aux éditions Fayard : Charlie Hebdo, le jour d'après. Pour en discuter, les deux auteurs de cet ouvrage : Marie Bordet, journaliste au Point et Laurent Telo du Monde.
Le résumé de l'émission, par Robin Andraca :
Le 7 janvier 2017, TF1 va interviewer Riss, directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, pour lui demander si l'esprit de son journal existe encore, deux ans jour pour jour après les attentats qui ont décimé une grande partie de la rédaction. L'entretien n'est pas tourné dans les nouveaux locaux du journal, pour des raisons évidentes de sécurité, mais dans "un lieu neutre", précise la voix off de TF1. Pas si neutre que cela, en réalité, comme le remarquent immédiatement nos deux invités : c'est en fait dans les locaux de Majorelle, la société de conseil en communication d'Anne Hommel, que Riss est interviewé. Hommel, qui a par ailleurs pour clients Dominique Strauss-Kahn, Anne Sinclair, Matthieu Pigasse ou encore Jérôme Cahuzac, avait en effet été appelée à la rescousse par Richard Malka, l'avocat de Charlie. Avec pour mission de prendre en main, ou plutôt de verrouiller, la communication des Charlies dès le 8 janvier 2015. "On voit ça au niveau des commémorations, un an après, début janvier 2016. On voit que, médiatiquement, ne sont invités que les personnes de la direction, c'est à dire cinq, six ou sept personnes au maximum", explique Bordet.
Hommel a-t-elle accepté de répondre aux questions des deux journalistes ? Non. "On l'a appelé, elle a refusé de nous répondre. Elle nous a dit : «C'est intriguant de parler de ça. Ils sont tous fracassés. C'est pas bien»", détaille Telo, avant d'ajouter : "C'est l'argument qu'elle ressort à tous les journalistes. Pour chaque demande de journaliste qu'elle ne veut pas traiter, elle répond ça et c'est vrai que c'est très compliqué. C'est un argument qui est infaillible (...) On s'est demandé, nous-même, si ce n'était pas immoral de faire ça". Combien de temps ? "Trois minutes !", répondent les deux journalistes, persuadés qu'ils tenaient-là un bon sujet. (Acte 1)
Critiquer Charlie, est-ce se faire le complice des Kouachi, comme semblait le sous-entendre l'avocat du titre, Malka, sur le plateau de C à vous, deux jours seulement après les attentats ? Les deux journalistes se sont-ils heurtés à cet argument-là pendant leur enquête ? "Non, mais Riss nous a bien fait comprendre que le combat qu'on menait n'était rien comparé au combat qu'ils étaient en train de mener pour la laïcité", répond Bordet.
Il n'est pas question uniquement de communication (verrouillée) dans Charlie Hebdo, le jour d'après. Une large partie du livre est aussi consacré aux dissensions internes qui ont agité la rédaction dans les semaines qui ont suivi les attentats. Dissensions qui ont divisé la rédaction en deux : d'un côté, la direction, de l'autre les salariés qui ont rapidement constitué un collectif et réclamaient une refondation du journal et un partage plus équilibré du pouvoir. Cette scission n'a pas tardé à se voir sur les plateaux télé. D'abord sur celui du Grand Journal, où Zineb El Rhazoui déclare que tous les bénéfices du numéro des survivants, le premier après les attentats, seront intégralement reversés aux familles des victimes (à la grande surprise de son rédacteur en chef, Gérard Biard). Puis en mai sur le plateau du Petit Journal où la même El Rhazoui, qui vient de recevoir une lettre de licenciement, parle du "poison des millions" qui s'est infiltré dans les veines de la direction de Charlie. Le lendemain, Eric Portheault, le directeur financier de l'hebdomadaire, demande un droit de réponse sur le plateau du même Petit Journal et l'obtient. Ambiance. (Acte 2)
Comment expliquer que cette communauté, qui aurait dû être soudée par le malheur commun, se soit déchirée en seulement cinq mois ? "Il y a la volonté de tous ces journalistes qui ont failli crever pour un journal de tout remettre à plat. Un journal qui n'était pas un monstre de démocratie et de transparence déjà avant", explique Bordet. On se rappelle, en effet, qu'en 2008, Philippe Val avait perçu 300 000 euros de dividendes (tout comme Cabu), après la vente du numéro sur Mahomet "C'est dur d'être aimé par des cons". Les bons salariés et les méchants patrons ? Le livre de Telo et Bordet, est en réalité beaucoup plus nuancé que cela, faisant par exemple un portrait assez touchant de Riss, décrit comme un moine soldat du journalisme, se vivant comme le seul garant possible de la survie de Charlie. "Riss sacrifie sa vie à ce journal. Tout ce qu'il est, il le donne à Charlie", estime Telo. (Acte 3)
La démocratie existe-t-elle vraiment à Charlie, comme le prétendait Coco le 7 janvier 2016 sur France Inter ? "Ce n'est pas l'impression que ça nous a donné", répond Bordet, qui rappelle qu'il n'y a pas de société des rédacteurs, ou de syndicats à Charlie. Pour concilier les deux camps, le gouvernement avait mandaté Gérard Bouvier, ancien médiateur de Radio France. Le 17 juillet 2015, sur les conseils de Bouvier Charlie Hebdo devient la première "entreprise solidaire de presse", statut qui impose à la direction de réinvestir au moins 70% des bénéfices annuels. Pendant ce temps-là, en coulisses, on s'active : les deux actionnaires, Riss et Portheault, vont voir les parents de Charb et rachètent les 40% d'actions détenues par l'ancien dessinateur. "Ces parts de Charb étaient un peu au centre du jeu. Ç'aurait pu être des actions qui auraient pu aller à une société des rédacteurs de Charlie par exemple, pour ouvrir l'actionnariat de manière un peu plus démocratique", explique Bordet. "Ça, c'est un peu dur pour Riss et Portheault, mais ça s'est passé comme ça. Ça, c'est sûr", conclut Telo.