Macronisme et néo-libéralisme : "Il faut s'adapter, d'accord, mais à quoi ?"

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La philosophe Barbara Stiegler, invitée d'ASI


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"Il faut s'adapter absolument à la mondialisation, d'ailleurs la France est en retard, il faut rattraper ce retard, et si les populations ne comprennent pas cette nécessité d'adaptation, le gouvernement devrait améliorer sa pédagogie". Toutes ces injonctions du néolibéralisme, constituent le bain d'évidences dans lequel nous baignons dès que nous ouvrons un journal ou allumons un poste. Mais ces injonctions ne viennent pas de nulle part. Elles viennent du darwinisme : objet d'une recherche de Barbara Stiegler, professeure de philosophie à l'Université Bordeaux-Montaigne, autrice de "Il faut s'adapter" (Gallimard, 2019). Avec elle, la biologiste Marie-Charlotte Morin, co-autrice de la comédie scientifique "Tout le monde descend" et notre chroniqueuse Mathilde Larrère.

Le darwinisme social, déformation des idées de darwin

En janvier dernier, Barbara Stiegler publie Il faut s'adapter (Ed. Gallimard), dans lequel elle retrace les racines idéologiques et scientifiques du discours néo-libéral actuel. D'où l'idée lui est-elle venue ? La philosophe explique s'intéresser à cette question depuis ses travaux sur Friedrich Nietzsche. Ce dernier s'oppose au philosophe Herbert Spencer, "qui considère que l'évolution va dans un seul sens, et qu'il faut s'adapter à cette direction de l'évolution". Une direction économique, sociale, biologique. C'est Spencer qui inspire le darwinisime social, une pensée que Nietzsche combat. "Il critique l'injonction à l'adaptation, il la refuse". 

Avant de parler du darwinisme social, il faut déjà évoquer Charles Darwin. Et c'est le sujet de la chronique de Mathilde Larrère, qui revient sur la publication de L'origine des espèces en 1859, l'ouvrage qui pose les théories de Darwin sur l'évolution et la sélection naturelle. Des théories qui inspirèrent un temps Karl Marx, et n'auront de cesse d'être attaquées, notamment par les créationnistes, rappelle Larrère. Mais aussi d'être détournées vers ce qu'on appelle le darwinisme social, qui veut les appliquer aux sociétés humaines dans une perspective capitaliste et libérale. 

Retour sur la postérité libérale et néo-libérale du darwinisme, avec Barbara Stiegler. La philosophe distingue trois époques. "Une exploitation idéologique du darwinisme dans le champ social", mais aussi politique et économique entre la 2e moitié du 19e siècle et la première moitié du 20e siècle ; puis une rupture, surtout en Europe, au moment de l'extermination des Juifs par les nazis, qui rend tabou l'utilisation politique de cette forme dévoyée du darwinisme ; et depuis les années 2000, Stiegler voit le début d'une nouvelle phase avec la crise écologique "où les champs sont complètement repensés". 

Spencer, "phobique d'Etat" et Lippmann, défenseur des règles

L'héritage du darwinisme social, aujourd'hui ce sont ces politiques qui depuis des décennies glosent sur le "retard" de la France dans des multiples domaines, ou encore utilisent à tout va le terme "flexibilité" . Mais d'où viennent ces obsessions ? Barbara Stiegler focalise sur deux figures importantes.

Herbert Spencer d'abord, déjà évoqué, inspirateur principal du darwinisme social. "L'idée générale c'est que si l'Etat laisse les processus sociaux tranquilles, ça se passera bien tout seul". "Il faudrait que l'Etat se resserre sur les fonctions régaliennes, et qu'on laisse faire les mécanismes biologico-sociaux, qui par eux-mêmes vont sélectionner les meilleurs et éliminer les inaptes". Concrètement, cela consiste pour l'Etat à abandonner la santé, ou l'éducation. Une véritable "phobie d'Etat", résume Stiegler. Mais il existe aussi une autre version du darwinisme social, développée aux Etats-Unis et qui est la "matrice théorique" du néo-libéralisme. Une version portée par Walter Lippmann au 20e siècle. Quelle différence avec Spencer ? "L'erreur fondamentale de Spencer, pour Lippmann, c'est de croire que le marché fonctionne très bien tout seul". Pour Lippmann, les "processus naturels et spontanés se sont détraqués de manière extrêmement grave" et "nous ne sommes plus adaptés à ce que réclame l'évolution". L'Etat doit "revenir dans le jeu". L'intellectuel prône de mettre en place des règles de droit pour instaurer entre les individus une compétition "loyale".

Troisième figure importante sur le sujet : le pragmatiste John Dewey, qui face à Lippmann, préconise de "repenser la politique et la démocratie depuis la révolution darwinienne", du fait du "décalage entre un environnement mondialisé et une espèce qui n'arrive plus à suivre", notamment d'un point de vue écologique (aux Etats-Unis, on parle depuis le 19e siècle de l'épuisement des ressources). Quels sont les axes de la critique anti-Lippmann chez Dewey ? "Pour Lippmann, il y a une fin de l'évolution : un monde entièrement mondialisé". Une trahison des idées de Darwin pour Dewey. Lequel défend donc un "retour du politique", pas par l'Etat, mais par l'éducation et l'intelligence collective des sociétés.

Une vision de la société qui s'oppose à celle de Lippmann. Ce dernier ne croit pas à l'existence d'un peuple souverain, et refuse les discours sur la souveraineté populaire. Lui parle de "masses". Et les masses ne peuvent pas détenir d'intelligence collective. Lippmann voit donc dans la démocratie une manière de "gouverner les masses par le haut", une idée que l'on retrouve chez les défenseurs de la "démocratie libérale". Et dont on retrouve un écho dans les critiques des Gilets jaunes sur la démocratie représentative actuelle. Pour Lippmann, "le rôle de la population c'est comme dans le sport les supporters. Elle vérifie que les champions, les leaders sont fair-play, honnêtes." 

"Les populations ne consentent plus à ce cap fixé"

Retour aux discours actuels, et à cette antienne du "cap" à "maintenir". Ou encore celle de la "pédagogie" dont les instances dirigeantes sont censées faire preuve. "La pédagogie, en grec, ça veut dire mener l'enfant", rappelle la philosophe. L'utilisation du terme "pédagogie", un terme infantilisant, hérisse Stiegler. "L'idée c'est qu'il y a ceux qui savent et sont environnés d'experts. Ils savent quel est le cap, quelle est la fin. Et il y a ceux qui ne savent pas, qu'il faut éduquer, rééduquer".

Quant au "cap", le terme est fascinant pour Stiegler. "Le cap, ici, c'est qu'il y a une fin de l'évolution, le monde mondialisé." Une absurdité, doublée d'une incohérence : comment préconiser à la fois une intensification des échanges, et une réduction des émissions de carbone ? Cette nouvelle injonction écologique "fissure" ce fameux "cap" en deux : mondialisation, contre fin de la mondialisation.

En conclusion, la biologiste Marie-Charlotte Morin (que nous recevions sur notre plateau pour sa thèse en 180 secondes, et une seconde fois pour discuter de vulgarisation scientifique) réagit aux récupérations du darwinisme. "On a l'impression que les individus vont se modeler, comme s'ils étaient capables de contrôler leur évolution. Alors que Darwin n'a jamais dit ça, que ce sont les espèces qui vont se modeler. C'est inné." La biologiste insiste sur l'absurdité de l'injonction à l'adaptation, ignorant la part d'aléatoire dans l'évolution. "S'adapter c'est bien gentil, mais si on n'a pas l'âme d'une start-up nation, est-ce qu'on est obsolète pour autant ?". Et de conclure, face à cette idée que la société aurait un "cap" dans un sens soi-disant darwiniste : "La nature n'a pas d'intention". 

Stiegler voit elle aujourd'hui "une époque nouvelle", liée à l'inquiétude profonde, même des élites, face à la crise écologique. "Les populations ne consentent plus passivement et docilement au cap  fixé, et elles n'y consentent plus parce que le message délivré est contradictoire. Et s'il est contradictoire, c'est parce que tout le monde a parfaitement conscience que ce cap s'est obscurci - même les plus fervents néo-libéraux sont atteints par le doute".

Quelques images d'illustration de la chronique de Mathilde Larrère proviennent d'une biographie en bande-dessinée de Darwin (Ed. Glénat/Fayard).

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