"Macron a mal dosé ses stigmatisations et ses flatteries"

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Le philosophe Dany-Robert Dufour analyse "le code Jupiter"


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Démosthène contre l'hubris.

A peine deux semaines après la sortie de son livre Le code Jupiter, écrit sous le pseudonyme de Démosthène, Dany-Robert Dufour, professeur de philosophie à Paris VIII, tombe le masque. C'est lui qui est l'auteur du pamphlet anti-Macron. Il est l'invité unique de notre émission de la semaine, en nom propre et à visage découvert. ASI lui avait proposé de garder son pseudonyme et de flouter son visage, mais inutile : Dufour assume Démosthène.

Pourquoi ce pseudonyme, et pourquoi l'abandonner si vite? Démosthène, philosophe grec du IVe siècle avant JC, est "un personnage philosophique extrêmement important, parce qu'il est celui qui dans la république athénienne a dénoncé l'hubris, la démesure". Un hubris que l'on retrouve aujourd'hui, selon le philosophe, chez Emmanuel Macron. Au point que doive jaillir un "Démosthène 2.0". Mais "rattrapé par les événements", c'est-à-dire par le mouvement des Gilets jaunes, l'auteur décide de sortir de l'anonymat. "J'annonçais dans ce livre la possibilité de jacqueries, la possibilité d'émeutes, la possibilité que l'aventure Macron tourne court". Il serait dommage de ne pas assumer un livre à ce point prophétique et au timing si parfait.

Son travail, Dany-Robert Dufour le présente comme une "ethnologie de la tribu des jupitériens", tribu dans laquelle il se targue d'avoir de bonnes sources. Première révélation : les jupitériens redoutaient un mouvement semblable au mouvement actuel, dans lequel différentes colères "coagulent". C'est exactement ce qui s'est passé avec l'augmentation de la taxe sur les carburants. "C'était la peur immense qu'ils avaient, et voilà nous y sommes."

Petit détour, avant de venir au fond du livre, sur la tradition pamphlétaire française, avec notamment l'exemple d'un illustre prédécesseur de "Démosthène" : celui de Caton, un pseudonyme utilisé en 1983 pour écrire De la reconquête, un livre prétendument rédigé par un haut responsable de droite et conçu comme un manuel de reconquête du pouvoir pour la droite française. Sauf qu'il était en fait rédigé par André Bercoff, journaliste alors proche de Jacques Attali, lui-même conseiller du président François Mitterrand. Un inconnu nommé François Hollande prêta même sa voix pour faire parler Caton à la radio.

"CRÈVE SUR LA ROUTE, CONNARD"

Arrivons au fond : la haine toute personnelle dont Macron est la cible, qu'illustrent les huées à l'Arc de triomphe, et les insultes lors d'une visite de la préfecture du Puy-en-Velay, partiellement incendiée. La séquence se termine par un magistral "crève sur la route, connard!".

"Quand vous stigmatisez, blâmez, jetez l’opprobre sur ceux qui n'y arrivent pas, comme depuis le début de ce quinquennat [...] il y a un moment où ces stigmatisations se traduisent par un sentiment d'injustice totale, et par un sentiment de revanche." Et Dufour de se rapporter à Démosthène (celui du IVe siècle avant JC), qui expliquait que l'outrage, l'affront, déclenchent bien mieux la révolte que le coup. Dufour, toujours en s'appuyant sur Démosthène, explique qu'il est bon pour le pouvoir de stigmatiser une fraction de la population, pour créer en regard une classe de vertueux. Mais Macron, poursuit Dufour, a stigmatisé beaucoup trop largement. "Au lieu de stigmatiser un petit groupe de dangereux, Macron a stigmatisé l'ensemble du peuple français. Et le peuple français est en train de lui répondre." 

Pour comprendre la haine qu'agrège sur lui d'Emmanuel Macron, nous revenons sur son parcours, et notamment son passage à la banque Rothschild. C'est là-bas qu'il a appris à "raconter des histoires crédibles même quand on y croit pas du tout", raconte Dany-Robert Dufour, qui rappelle qu'Alain Minc considérait la fusion-acquisition, le métier d'alors de Macron, comme un "métier de pute" pour lequel l'actuel président "avait toutes les qualités, parce qu'il savait séduire". Pour illustrer cela, nous regardons un extrait d'un documentaire de France 3, La stratégie du météore, dans lequel François Henrot, directeur chez Rothschild ayant repéré le jeune Macron, décrit les talents de communication et de séduction du président. 

La chute de fillon, une MANŒUVRE de macron? 

Un point dans le livre de Dufour a fait tiquer Daniel Schneidermann : l'affaire Fillon, dans laquelle Dufour voit la main de Macron. C'est lui qui aurait transmis des documents au Canard enchaîné. "Là-dessus je n'ai pas de preuve", reconnaît notre invité. Ce n'est qu'une hypothèse, mais une hypothèse "solide", pour l'auteur, parce qu'"elle explique beaucoup de choses". Autre point marquant du Code Jupiter, l'idée que Macron aurait depuis la campagne un plan caché visant à une mise en concurrence généralisée de la société. Macron ne cachait pas son projet, objecte Daniel Schneidermann, prenant l'exemple des "bus Macron", mis en place explicitement pour concurrencer la SNCF. "Mais ce n'est pas seulement les autocars qu'il veut ouvrir, répond Dufour. C'est l'ensemble des secteurs où fonctionnaient encore en France ce qu'on appelle des services publics."

Bernard de Mandeville, un maître à penser pour Macron

 Débarque alors sur le plateau le nom d'un écrivain du XVIIIe siècle largement inconnu, et pourtant essentiel pour Dufour : Bernard de Mandeville, psy et philosophe. Cet écrivain, dont le nom est beaucoup moins connu que ceux d'Adam Smith ou de Friedrich Hayek, serait pourtant l'un des plus importants maîtres à penser de l'école de Chicago, qui a imposé sa théorie néolibérale dans les années 1980. Dans la Fable de l'abeille, Mandeville racontait l'histoire d'une ruche qui fonctionnait à merveille parce que tout le monde "était un peu voleur", et qui périclite dès lors que les abeilles se décident à être vertueuses. Morale : "les vices privés font la vertu publique". Dans cette fable, Dufour voit l'une des premières évocations de la "théorie du ruissellement", revisitée par Macron avec les "premiers de cordée". Et dans le comportement loué par Mandeville, celui par exemple de Carlos Ghosn, le patron de Renault récemment incarcéré au Japon pour minoration de ses revenus. 

Si Mandeville est resté largement inconnu du grand public, certains connaissent très bien cet auteur, poursuit notre invité. "Il est considéré comme le maître à penser de l'école de Chicago, qui dirige le monde depuis 30 ans." Mais étant donné la théorie clairement immorale, ou détachée de toute préoccupation morale que développe Mandeville, il ne serait pas mis en avant à tout bout de champ par les penseurs de cette école. Cette discrétion n'est d'ailleurs pas propre aux néolibéraux, assure Dufour : de leurs temps, les philosophes et sociologues Voltaire et Max Weber ont déjà fait de larges emprunts au psy, sans jamais le citer.   

De Mandeville à macron, où est le CHAÎNON manquant?

Mais quel rapport avec Macron? "Il a baigné dans les théories libérales et néolibérales, et évidement celles en vigueur depuis les années 80, celles de Hayek et de Friedman", eux-mêmes largement influencés par Mandeville, d'après l'auteur du Code Jupiter. Problème, Macron aurait appliqué un peu vite les théories de Mandeville, notamment, comme Dufour l'expliquait en début d'émission, en "dosant mal" les flatteries et les blâmes. Aujourd'hui le président "apparaît comme un manipulateur qui a utilisé les histoires qu'il a appris à la banque Rothschild pour manipuler les gens. Mais il a été très maladroit dans le dosage des maximes mandeviliennes de la flatterie et du blâme."Et le voilà avec tout le peuple contre lui. 

Dans ce peuple, et c'est le mot de la fin, on voit apparaître "un sentiment altruiste", inexistant chez les gouvernants. Un sentiment dû notamment à la tradition française des services publics, mais un sentiment inutile pour le pouvoir, parce qu'inexploitable économiquement, car ne rentrant pas dans le "gouvernement par les nombres"

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