"Le système médiatique a construit le paradigme de l'Arabe entendable"

La rédaction - - Médias traditionnels - 97 commentaires


L'annonce le 21 novembre 2024 de son arrestation a fait l’effet d’une bombe dans le paysage médiatique français. Celle de Boualam Sansal, écrivain franco-algérien de 75 ans, emprisonné en Algérie et poursuivi pour "atteinte à l'unité nationale et à l'intégrité territoriale du pays" et "complot contre la sûreté de l'État" après des propos tenus devant la caméra du média d'extrême droite Frontières. Depuis, les médias français ne cessent de lui consacrer chroniques et plateaux pour condamner comme il se doit son arrestation par le régime algérien. Dans le même temps Kamel Daoud autre écrivain franco-algérien, auréolé du prestigieux prix Goncourt pour son dernier ouvrage Houris paru chez Gallimardest accusé par une trentenaire algérienne, Saada Arbane, de lui avoir volé son histoire, elle seule survivante de sa famille massacrée durant la guerre civile algérienne dans les années 90. 

Deux écrivains au cœur de l'actualité, deux figures littéraires et médiatiques en France, qui depuis plusieurs années, épousent les obsessions de l'extrême droite française sur l'islam et l'immigration. Que disent ces prises de position de l'évolution de ces deux écrivains ? Quelle en est la réception médiatique, en France et en Algérie ? Pourquoi l'évocation de leur parcours politique est-elle si compliquée dans les médias français ? Dans quelle histoire de la littérature algérienne s'inscrivent-ils ? Qu'est-ce que ces deux affaires disent des rapports entre la France et l’Algérie aujourd'hui, 62 ans après son indépendance ?

Pour  répondre, trois invités : Amina Damerdji, écrivaine franco-algérienne, chercheuse en littérature, autrice chez Gallimard de Bientôt les vivants, roman qui a pour cadre historique la décennie noire algérienne ; Nedjib Sidi Moussa, politologue franco-algérien qui questionne ce qu'il appelle "la centralité refoulée de la question algérienne en France" et Fares Lounis, journaliste algérien indépendant vivant en France, décrypteur acéré de la scène littéraire algérienne en Algérie et en France. 

"La critique PAR KAMEL DAOUD ET BOUALEM SANSAL de l'intégrisme religieux n'analyse pas les problèmes de fond"

"Combattants de l'islamisme", "hérauts de la liberté", "résistants", "opposants au régime autoritaire algérien" : autant de mots qui reviennent régulièrement sur les plateaux de la télévision française pour qualifier Kamel Daoud et Boualem Sansal. "Ces qualificatifs me font un peu rire, analyse Farès Lounis. La critique de l'intégrisme religieux par ces auteurs n'analyse pas les problèmes de fond. Dans leurs écrits qui sont plutôt des écrits courts, journalistiques, je mets ici de côté leurs romans, dans leurs interventions médiatiques, le paradigme de leur critique c'est l'essentialisme, en affirmant que la violence des intégristes, des islamistes émergent du Coran, de la tradition islamique et qu'un certain ADN arabe serait belliqueux par nature et par destination. Et c'est ça le problème. Je ne peux pas appeler une telle critique éssentialiste «courage» ou «dissidence». Si on ne critique pas les Etats autoritaires, et il n'y a pas que l'Algérie, c'est le cas de tous les Etats du monde arabe et d'autres ailleurs, si on n'analyse pas des décennies de dictatures militaires pétrolières, si on n'analyse pas des décennies d'instrumentalisation du religieux pour casser la gauche et les mouvements d'émancipation, on ne comprend rien du tout".


"la mémoire de la décennie noire algérienne ne doit pas stigmatiser les musulmans car Ce serait comme une double peine"

La génération d'écrivains comme Kamel Daoud et Boualem Sansal a été marquée par la décennie noire algérienne qui a fait entre 150 000 et 2000 000 morts. C'est d'ailleurs le cadre historique du roman Houris de Kkamel Daoud comme Bientôt les vivants, deuxième roman d'Amina Damerdji, publié également chez Gallimard, qui, à travers le regard d'une enfant Selma jusqu'au début de son âge adulte, raconte cette période de l'histoire de l'Algérie et les liens qui vont unir et déchirer ses proches.

"Quand on vécu dix années de terrorisme islamiste comme en Algérie, ça créé des positions très diverses, explique-t-elle. La société algérienne est hétérogène : il y a des conservateurs, des réactionnaires, des progressistes et cela forge des identités politiques qui vont porter des discours. Quand ces discours traversent la Méditerranée ils ont une autre réception, un autre écho. Dans l'écriture et surtout dans la promotion de mon roman, je suis très attentive à ce que la mémoire de la décennie noire algérienne ne vienne pas stigmatiser les musulmans. Ce serait comme une double peine car ce sont les musulmans qui ont vécu les souffrances de la décennie noire. Et en tant qu'écrivaine franco-algérienne, c'est une position très difficile, car on est toujours soupçonné de quelque chose d'un coté et de l'autre. On est toujours attendu sur ce qu'on va dire qui ne sera jamais assez ceci, jamais assez cela et moi j'ai besoin de respirer en fait".

"On me reproche d'avoir fait le lien entre le passé colonial de la France et la situation actuelle"

Invité dimanche 24 novembre sur le plateau de l'émission hebdomadaire Cpolitique diffusée sur France 5, le politiste Nedjib Sidi Moussa a souligné les discours d'extrême droite portés ces dernières années dans l'espace médiatique français par Boualem Sansal, tout en condamnant son emprisonnement. S'en est alors suivie une campagne de haine raciste à son encontre portée notamment par la chaîne de Bolloré, Cnews. "Ça a été une attaque industrielle fomentée par des cercles d'extrême droite, relayée sur les réseaux sociaux et par la galaxie Bolloré mais pas seulement, analyse Nedjib Sidi Moussa. Ce qu'on me reproche, ce n'est pas tant d'avoir critiqué Boualem Sansal mais d'avoir dit 'extrême droite' et d'avoir fait le lien entre le passé colonial de la France et la situation actuelle. C'est quelque chose d'intolérable chez plein de gens. Et en plus, mon nom et mon faciès doivent poser problème".

"Les gens qui ont lynché Nedjib Sidi Moussa en France ressemblent à ceux qui ont lynché Boualem Sansal en Algérie"

"L'offensive réactionnaire menée contre Nedjib Sidi Moussa, son lynchage par ceux qui se réclament de la liberté et des Lumières, ressemblent à ceux qui ont lynché Boualem Sansal dans la presse algérienne, décrypte Farès Lounis. Les gens qui ont lynché Nedjib Sidi Moussa en France ressemblent à ceux qui ont lynché Boualem Sansal en Algérie, en disant qu'il mérite la prison à cause de ses propos. Il y a une ressemblance entre les réactionnaires de France et les réactionnaires d'Algérie. Pour moi, c'est une complémentarité des réactions. Ils ont les mêmes outils idéologiques. Par exemple, en Algérie, si on critique le gouvernement ou certaines politiques on dit que c'est la haine de l'Algérie qui s'exprime. Ici quand on critique la droite dure, l'extrême droite ou même le gouvernement actuel, on dit 'ce n'est pas un débat d'idées, c'est un débat d'amour et d'adhésion". 

ALLER PLUS LOIN :

Amina Damerdji, Bientôt les vivants, Gallimard, janvier 2024

Farès Lounis, "La fascination de Kamel Daoud pour l'extrême droite", septembre 2024, Orient XXI

Nedjib Sidi Moussa, "Kamel Daoud et Boualem Sansal sont promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française", Mediapart, 27 novembre 2024

Nedjib Sidi Moussa,"L'histoire algérienne de la France", Presses Universitaires de France, 2022

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