Gilets jaunes : "On veut montrer que la foule est hystérique, sauvage, barbare"

La rédaction - - 51 commentaires


Télécharger la video

Télécharger la version audio

Attention, ne pas confondre ! Il y aurait d'un côté les "vrais" Gilets jaunes, ceux des fins de mois impossibles et des problèmes de pouvoir d'achat, et de l'autre côté les casseurs, les pillards, les incendiaires. Telle a été, tout au long des quatre premiers actes du mouvement des Gilets jaunes le discours médiatique et politique dominant. Que vaut cette distinction en 2018, et que vaut-elle en regard de tous les mouvements insurrectionnels, petits et grands, dont notre Histoire est jalonnée, en remontant à mai 68 et pourquoi pas aussi à la Révolution française ? Questions posées à nos trois invités : Isabelle Sommier, sociologue spécialiste des mouvements sociaux et de la violence politique ; Gérard Bras, philosophe, auteur des "Voies du peuple" (Ed. Amsterdam, 2017) ; et Ludivine Bantigny, historienne spécialiste notamment de mai 68.

Montrer une foule "barbare" ?

"Bons" Gilets jaunes contre "mauvais" casseurs, faut-il vraiment distinguer ? Pour Isabelle Sommier, cela n'est rien d'autre qu'une "rhétorique tout à fait classique", que l'on retrouvait en mai 68, ou dans les conflits autour de la sidérurgie en Lorraine, dans les années 1970. Pour Ludivine Bantigny, "ce qui est intéressant, c'est la manière dont un certain nombre de protagonistes de ce mouvement réinterrogent cette violence". Et s'en prennent à la violence sociale, la violence du système. "Ces images tendent à montrer que la foule est hystérique, sauvage, barbare", déplore Gérard Bras. Une vision de la foule qui rappelle celle développée par le sociologue Gustave le Bon dans sa théorie de la "psychologie des foules". Une théorie, partant du principe qu'un individu dans une foule "régresse", qui "figurait jusqu'aux années 1990 à la formation du maintien de l'ordre en France", rappelle Sommier (qui cite l'affaire Malik Oussekine en 1986). 

Peut-on parler de "radicalisation" des Gilets jaunes comme le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner ? "On ne peut pas dissocier les supposés manifestants authentiques et pacifistes et les supposés casseurs qui n'auraient que cette identité", rétorque Bantigny. Qui ajoute : "Les mêmes au pouvoir qui se revendiquent de la grande Histoire de France refusent de voir dans ces mouvements la part de violence qu'on voit surgir dans toute révolte".

Des revendications "morales" plus que politiciennes

 Quotidien, l'émission de Yann Barthès sur TMC, est allé interroger des "casseurs" pendant une manifestation à Paris. Une séquence qui rappelle à Gérard Bras le film de Charlie Chaplin Les Temps modernes

On s'intéresse à l'invisibilisation des femmes dans des mouvements comme mai 68. Que ce soit Daniel Cohn-Bendit, ou Jacques Sauvageot, la parole est à l'époque masculine. "Elles étaient invisibilisées parce que c'est un mouvement où il y a des syndicats, des groupes politiques, qui sont marqués par le primat du mâle". La grande différence aujourd'hui, c'est qu'il "n'y a pas de groupes constitués, il n'y a pas cette préemption de la parole masculine", explique Sommier.

Pour la sociologue, il y a une dimension "morale" très forte dans ce mouvement qui réclame le respect d'un "pacte social" et d'une "égalité", qu'elle soit entre pauvres et riches, ou entre femmes et hommes. Gérard Bras abonde : on parle de revendications morales, politiques, mais pas au sens politicien du terme. Les invités se réfèrent à la notion d' "économie morale" largement utilisée par l'historien anglais Edward P. Thomson. Pour Bantigny, le mouvement tente aussi de porter un autre regard sur la démocratie. "Il y a une manière profondément politique de dire «nous sommes légitimes à prendre la parole politique»". 

Réinventer la démocratie sans représentants ?

Bras voit "une dimension positive à l'absence de représentants" dans le mouvement des Gilets jaunes. Loin d'être un défaut, le "refus délibéré d'avoir des représentants, de rentrer dans le système de la représentation" est une "réinvention démocratique". "Depuis plusieurs années, on entend parler de crise de la démocratie, mais il s'agit en fait de crise du système représentatif". Or, la démocratie moderne ne repose pas uniquement sur le système représentatif, insiste Bras. "Il y a une incapacité historiquement à penser une alternative à la démocratie représentative", abonde Bantigny. On parle des questions que soulève un système représentatif par rapport au pouvoir laissé au peuple, tels qu'elles se sont posées en 1789, en 1848, voire aujourd'hui dans le Chiapas mexicain actuel, où l'historien Jérôme Baschet a apporté son soutien au mouvement

Toujours est-il que le manque de représentants a une incidence majeure sur la violence des manifestations, explique Sommier, qui renvoie à la création des services d'ordre dans les manifestations au début du XXème siècle. "Ça ne veut pas dire que l'organisation [manifestante] veut qu'il n'y ait pas de désordre. Mais le service d'ordre, éventuellement, organise le désordre". En 1952, lors de la visite du général de l'OTAN Ridgway, les organisateurs avaient notamment décidé "d'aller à la confrontation". Pour Bras, le mouvement remet en cause "la langue instituée et les scènes sur lesquelles le conflit politique se déploie habituellement". "Ce qui est en recherche, c'est une scène sur laquelle le litige puisse se conduire. Et l'expression de la violence, c'est l'impasse dans laquelle se trouve la recherche de cette scène".  Une situation qui lui fait penser au film En guerre de Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon. 

"Le spectaculaire masque ce qui se fait en profondeur"

Pour terminer l'émission, retour sur la médiatisation de la violence sur les chaînes d'infos en continu. "Les médias se font le porte-parole du pouvoir en disant de ne pas aller manifester", dénonce Bantigny. Pourtant, ces mêmes chaînes diffusent en boucle les images de violence. Manière de "faire peur aux braves gens" et des de "discréditer le mouvement", rappelle Sommier. Bras cite l'historien Gérard Noiriel, qui avait prévu le déplacement des chaînes d'info, du soutien aux Gilets jaunes aux appels au calme. Les chaînes souffrent de la "logique du spectaculaire", conclut le philosophe. "Le spectaculaire masque ce qui peut apparaître en profondeur" : par exemple l'appel des Gilets jaune de Commercy, des Gilets jaunes de Saint-Nazaire, le texte des Gilets jaunes gascons...

Reste aussi la question des violences policières, le "hors-champ" qu'on ne voit que trop peu, déplore Bantigny (nous vous en avons décortiqué quelques unes). Sommier note qu'Envoyé Spécial, de France 2, a consacré un numéro sur les violences policières et manifestantes ce jeudi. 

Décembre en folie ! Ce contenu est offert à tous par arretsurimages et ses abonnés. Pour soutenir notre totale indépendance, vous pouvez en cette fin d'année nous faire un don défiscalisable. Pour un don de 100 euros, il ne vous en coûtera que...33 euros. C'est maintenant, et c'est ici.

Lire sur arretsurimages.net.