Ehpad : "Je suis en colère d'entendre un discours hypocrite"

La rédaction - - Scandales à retardement - 31 commentaires


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C'est le livre événement de ce début d'année 2022, au point d'avoir été à la Une des médias pendant quasiment deux semaines. Les Fossoyeurs du journaliste indépendant Victor Castanet, publié le 26 janvier 2022 chez Fayard, est une enquête solide de 387 pages : 38 chapitres truffés de révélations sur le système des géants des maisons de retraite à but lucratif, notamment un de ses acteurs, le leader mondial Orpéa, au chiffre d'affaires stratosphérique de quatre milliards d'euros en 2021. Pourtant, cela fait une quinzaine d'années, au moins, que la question de la situation des Ehpad est documentée par de nombreux journalistes, mais aussi examinée par plusieurs rapports parlementaires, par autant d'alerte de salariés et de syndicats sans que le système ne soit remis en question. Alors pourquoi une telle déflagration aujourd'hui ? Trois invités pour y répondre : Hella Kherief, aide-soignante et lanceuse d'alerte, ainsi que les journalistes et réalisateurs,  Julie Pichot et Xavier Deleu.

Voici quelques extraits de notre émission :

"Cela fait des années qu'on en parle"

Depuis deux semaines, les dirigeants des entreprises du secteur des Ehpad lucratifs et les décideurs politiques, au premier rang duquel les membres du gouvernement, disent s'émouvoir des faits révélés par Victor Castanet. "Je suis en colère parce que j'ai l'impression d'entendre un discours hypocrite, confie Hella Kherief qui a commencé à alerter sur la situation dans les Ehpad où elle a travaillé dès 2016 auprès de France Culture et n'a cessé depuis. J'ai été surprise que beaucoup de politiques soient étonnés de ce qui s'y passe. Cela fait des années qu'on en parle, qu'on dénonce, avec les reportages, les livres…" Même constat pour Xavier Deleu, auteur en octobre 2017 d'un reportage intitulé "Maisons de retraite : les secrets d'un gros business" sur France 3. "Il y a des alertes sans arrêt. Nous, on a récupéré des images où on voit des résidents en souffrance, au sol, qui ne sont pas nourris. Ces images-là, elles existent. S'ils le souhaitent, on va leur faire un montage !", propose-t-il. "Tout ça sont des éléments de langage", renchérit Julie Pichot, autrice d'un reportage pour Envoyé spécial en septembre 2018. "Je ne sais pas comment on peut être étonné de découvrir ce qui se passe dans les Ehpad privés lucratifs aujourd'hui en France." Tous trois se félicitent en revanche que la parole se libère toujours un peu plus sur le sujet avec ce nouveau livre.

Avec l'enquête de Victor Castanet, "on touche au porte-monnaie des riches"

Alors, comment expliquer le scandale aujourd'hui ? "Victor Castanet et je l'en remercie pour ça, a ciblé un Ehpad où les prix sont les plus chers de France, les «Bords de Seine» (établissement Orpéa situé à Neuilly-sur-Seine, ndlr) et là, on touche au porte-monnaie des riches, explique Hella Kherief. Et à partir du moment où on touche au porte-monnaie des riches, ça fait mal à la classe politique et les plus gros porte-monnaie de France. On se rend compte qu'avec tout l'argent qu'ils ont, leurs parents sont logés à la même enseigne" que les autres. Pour Xavier Deleu, tout ce scandale n'aurait pas de nouveau éclaté "s'il n'y avait pas eu le livre de Hella Kherief, s'il n'y avait pas eu nos enquêtes. Je pense que dans nos métiers, chacun apporte sa pièce à l'édifice et on construit une connaissance publique sur un sujet". 

Le licenciement, le prix à payer d'Hella Krief, lanceuse d'alerte

Reste que le prix à payer peut s'avérer très élevé pour les professionnels qui osent dénoncer ce qui se passe dans les Ehpad. "J'en ai payé le prix fort par les licenciements, raconte Hella Kherief. Mais je n'ai jamais regretté. J'ai été aussi blacklistée du département des Bouches-du-Rhône , j'ai changé de département. Grâce malheureusement au Covid, on porte des masques, ça a donc été plus facile pour moi de retrouver du boulot. On m'a un peu moins reconnue. J'ai signé un CDI au mois d'août mais avec les réseaux sociaux, on m'a  de nouveau reconnue, et l'attitude de la direction du groupe pour lequel je travaille a changé de suite avec moi." 

"Korian avait fait pression en obtenant copie partielle des éléments qui allaient être diffusés"

Nos invités journalistes ont eux aussi fait l'objet de pressions. Quelques heures avant la diffusion de l'enquête de Julie Pichot pour Envoyé spécial en septembre 2018, le groupe Orpéa a déposé un référé devant le Tribunal de Paris pour la faire interdire, en vain. "La justice nous a donné raison en milieu d'après-midi, ce n'était pas suffisant puisqu'Orpéa a fait appel, ce qui est assez rare. La justice nous a à nouveau donné raison vers 19 h 30", soit moins de deux heures avant la diffusion de son enquête, se souvient la journaliste. "Korian, un an avant, avait tenté de faire la même chose, raconte Xavier Deleu. Ils avaient fait pression avant la diffusion du magazine Pièces à conviction en obtenant d'une certaine manière copie partielle des éléments qui allaient être diffusés en prenant un avocat et en menaçant d'un référé". Qui leur avait fourni les séquences du reportage ? "Ce sont des gens qui ont de très grandes relations", conclut Xavier Deleu.

Pour aller plus loin :

"Ehpad : les secrets d'un gros business", de Xavier Deleu, diffusé le 19 octobre 2017 dans Pièces à conviction sur France 3.

"Maisons de retraite : derrière la façade", de Julie Pichot, diffusé le 20 septembre 2018 dans Envoyé spécial sur France 2.

- Le scandale des Ehpad, par Hella Kherief, publié aux éditions Hugo new life le 9 mai 2019.

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