Effondrement : "Les éco-anxieux sont des gens normaux dans un monde malade"
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Et si c'était foutu ? Depuis quelques temps, il semble que la musique médiatique de fond ait changé à propos de la catastrophe climatique. Alors qu'il y a quelques mois encore on entendait dire que c'était grave, très grave, mais que la situation était sauvable au prix d'énormes efforts, on entend de plus en plus la petite musique nous disant qu'on ne peut plus éviter la catastrophe et qu'il faut se préparer à l'après. Dramatisation médiatique ? Questions posées à nos invités : Cécile Duflot, directrice générale d'Oxfam France, une des quatre organisations à avoir lancé "L'Affaire du siècle" ; Sébastien Bohler, auteur de "Le bug humain, pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l'en empêcher" ; et Alice Desbiolles, médecin spécialisée en santé publique et environnementale, autrice d'une chronique dans la Croix sur la solastalgie - que l'on appelle aussi éco-anxiété.
Les éco-anxieux, "des gens normaux dans un monde malade"
On commence par l'actualité. En 2014, Evelyne Dhéliat présentait sur TF1 un faux bulletin météo de l'année 2050. Les températures de ce 2050 fictif ressemblent beaucoup à celles que nous subissons en cette semaine de canicule. De quoi alimenter "l'éco-anxiété" ? Sans aucun doute pour Alice Desbiolles, l'une des premières à avoir parlé en France de la solastalgie (apparentée à l'éco-anxiété). Ces derniers mois, La Croix
, Sciences et Avenir
, Franceinfo, Marianne
, Marie Claire
et même Le Monde
se sont penchés sur ce nouveau phénomène de l'éco-anxiété. Tout comme AJ France et Vice
(au Québec), qui ont interrogé des gens touchés par cette angoisse générée par la prise de conscience de la catastrophe climatique.
Pourquoi "pathologiser" l'angoisse face à la catastrophe ? Ne serait-ce pas les indifférents qui devraient consulter, se demande Daniel Schneidermann. "Je ne considère pas la solastalgie ou l'éco-anxiété comme une pathologie
", abonde Desbiolles. "Les émotions négatives, la tristesse, la colère, l'inquiétude, c'est normal, ça fait partie de la vie. Cette prise de conscience, elle peut permettre d'être un levier pour l'action, un moteur pour le changement. Les personnes solastalgiques sont les personnes normales dans un monde malade.
" Cécile Duflot se souvient d'avoir entendu ce terme pour la première fois "concernant les climatologues qui se cognaient contre le mur des climato-sceptiques, des négationnistes, et puis d'eux-mêmes
". La directrice générale d'Oxfam dit également l'avoir "vécu
" personnellement.
Duflot constate l'apparition des questions écologiques à des endroits inattendus : exemple avec une chronique de Jean-Michel Aphatie pour Europe 1 sur la décroissance. "J'ai l'impression d'être passée d'un îlot entouré d'un océan d'adversité à [un moment où] toute la plaine a pris feu
" se réjouit Duflot, pour qui "c'est pas foutu
". Pour autant il faut réussir à sensibiliser les élites dirigeantes, comme Emmanuel Macron. "Pourquoi sur cette question-là, on n'écoute pas les scientifiques ?
", s'agace-t-elle.
Sébastien Bohler lie le phénomène d'éco-anxiété au fait que les gens sont confrontés à un contexte de très grande incertitude qui augmente, mais aussi à la "certitude du pire
", qui peut conduire à une forme de résignation désespérée. A l'image de Nicolas Hulot, qui fin août 2018 annonce sur France Inter sa démission surprise. Pour la directrice générale d'Oxfam, "il y a des raisons d'espérer
", insiste-t-elle. Mais malgré les possibilités techniques, il va "falloir apprendre à s'adapter
". "Je pense que le "c'est foutu", il arrange ceux qui ne veulent rien changer
", prévient-elle. Elle se réjouit de voir "que l'on sort d'un autre discours, qui était de dire
«non à l'écologique punitive
». Ça a été la formule la plus désastreuse qui a été inventée
". Ceintures de sécurité, cigarettes interdites dans certains lieux... Duflot rappelle qu'"on vit tous avec la contrainte !
", sans que ce soit toujours présenté dans un discours négatif. Alice Desbiolles rappelle qu'il a "fallu 25 ans pour que les politiques s'emparent
" des prévisions scientifiques des années 1990. La médecin est elle aussi partisane de dire que tout n'est pas "foutu
" - mais que des efforts vont être nécessaires.
" les besoins du striatum"
Pourquoi le dérèglement climatique, ça ne rentre pas ? En août 2018, Nicolas Hulot s'alarmait de l'indifférence face à la catastrophe climatique annoncée. Sébastien Bohler est parti de cette même interrogation pour son livre Le bug humain
(Ed. Robert Laffont), et s'est concentré sur une zone particulière du cerveau, le striatum. "Nos désirs profonds viennent de cette [zone] enfouie au cœur du cerveau, apparue bien avant le cortex
". Le striatum "nous donne du plaisir chimique avec la molécule de la dopamine quand on fait certaines choses
". Manger, se reproduire, avoir du statut social et accumuler de l'information... "ça suit les grands objectifs de survie
", note Bohler. Il explique que le striatum "n'a pas de fonction stop
". Poussant donc à manger plus, se reproduire plus, acquérir plus de statut social, etc. "On a créé un système de production conçu pour satisfaire ces besoins, et pas les contrebalancer, et donc on s'est pris à notre propre piège
".
Alors comment "duper le striatum
", s'interroge Duflot. Pour elle, il faut créer un nouveau système de gratification : remercier par exemple les usagers du RER, et plus généralement remettre des médailles aux personnes qui ont un comportement éco-responsable. "Pendant longtemps, le discours écologiste était sinistre
", rappelle-t-elle. Un discours qu'il faut retourner, pour valoriser dans la société le fait d'agir en faveur de l'environnement. "A l'inverse, ceux qui sont responsables de la catastrophe, à un moment il faudra qu'ils paient
". Pour Sébastien Bohler, il n'est pas absurde de vouloir jouer sur le statut social, l'un des ressorts du striatum.
Mais si on se concentre uniquement sur le striatum, ne risque-t-on pas de déresponsabiliser ceux qui, au niveau politique notamment, cautionnent ou entreprennent des actions désastreuses d'un point de vue écologique ? Pour Cécile Duflot, il existera toujours des excuses. "Mais la force de l'intelligence humaine, c'est qu'on n'aime pas être dominés par nos pulsions
", avance-t-elle. Pour Bohler, il s'agit en tant qu'être humain de choisir le système politique que l'on crée : un qui épouse les pulsions du cerveau, ou un qui les contrebalance. "La liberté, elle est justement du côté de la politique et de la société. La société a un pouvoir sur notre striatum. Simplement, il s'agit de ne plus nous voiler la face.
"
"Aujourd'hui, l'écologie est en permanence dans le débat public"
Et qui dit choix de société, dit choix politiques. En juillet 2018, dans un Facebook Live avec Hulot, Edouard Philippe parle soudain d'effondrement. Tout en menant une politique de "petits pas" écologiques (Le Monde
analysait ces derniers jours la politique écologique du gouvernement de Macron). Le problème qui se pose, pour Duflot, c'est notamment celui du court terme. "Comment on donne aux politiques la possibilité de prendre des décisions difficiles à court terme mais nécessaires pour le moyen et long terme
". La directrice générale d'Oxfam imagine un Sénat réformé, avec des sénateurs détenant un long mandat unique, qui exerceraient un pouvoir de censure sur les lois "au nom du long terme et de la sauvegarde de l'humanité
".
Exemple récent de politiques écologiques : les passoires thermiques, ces logements très mal isolés émettant trop de CO2. Les députés de la majorité ont proposé de retenir 5% du prix de vente pour forcer à la rénovation des logements. Bronca... chez les éditorialistes. "On voit bien la logique qui resurgit en premier, c'est-à-dire ce que ça coûte maintenant
", note Bohler. "Je pense que les gens sont beaucoup plus mûrs, beaucoup plus ouverts et beaucoup plus prêts à des changements que ce que croient les politiques
", abonde Duflot.
Pour autant, tout n'est pas perdu en politique pour la DG d'Oxfam. "Avant, si on arrivait à faire parler des questions écologiques une fois tous les deux mois, c'était bien. Mais là c'est tous les jours désormais. Ce sujet est en permanence dans le débat public.
" Alice Desbiolles pointe également qu'il existe beaucoup de passoires thermiques dans les services publics, auxquelles l'Etat pourrait également s'attaquer plutôt que de "pénaliser
" les propriétaires privés, d'autant plus note-t-elle que les passoire thermiques sont souvent habitées par des personnes dans la précarité. "La pauvreté est accrue par le changement climatique
", rebondit Duflot.
On parle d'effondrement, mais à quoi ressemblerait un monde effondré ? C'est ce qu'a essayé d'imaginer Complément d'Enquête du 20 juin dernier, consacré à la collapsologie. Faire peur, ça peut marcher ? "La peur peut fonctionner si un moyen d'action est donné en même temps
", prévient Bohler. "Sinon c'est même le contraire qui peut se passer
". "La peur c'est aussi ce qui nous a maintenu en vie pendant des millénaires", rappelle Desbiolles. "La peur est utile et nécessaire". "Est-ce qu'il faut faire peur parce qu'il y a un risque ? Oui", conclut Duflot.