Climato-optimisme ? "Pas de vaccin contre le changement climatique"

La rédaction - - Médias traditionnels - 54 commentaires


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Alors que des records de températures dans l'ouest des États-Unis et du Canada frôlent les 50°C, les médias sont-ils en train de prendre la mesure du dérèglement climatique, ou versent-ils maintenant dans une forme de climato-optimisme ? Nous recevons la directrice rédactionnelle du pôle sciences du groupe Challenges, qui regroupe Sciences et Avenir et La Recherche, la journaliste Dominique Leglu, ainsi que le chercheur François Gemenne, spécialiste en géopolitique de l'environnement.

 Afin d'explorer les récits médiatiques autour du dérèglement climatique, nous avons proposé à nos invités de disséquer la présentation par David Pujadas, le 24 juin sur LCI – à laquelle était invitée Dominique Leglu –, de la fuite d'un pré-rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). Car le 23 juin, l'AFP révélait, en citant ce pré-rapport, la hausse des températures et du niveau des mers, la disparition probable de certaines espèces, la possibilité de points de rupture comme la fonte des calottes glaciaires, ou la disparition de la forêt amazonienne.

Sur LCI, la journaliste du Point Géraldine Woessner imputait cette fuite aux "décroissancistes", tandis que Leglu s'en réjouissait. Mais qui a fait fuiter ? "On sait qu'elle [la fuite] vient de France, c'est ce que l'enquête interne du Giec a établi", répond François Gemenne, l'un des auteurs de ce pré-rapport, issu du "groupe II". Ce groupe est chargé d'évaluer les conséquences géopolitiques et sociales des modélisations du climat futur établies par le "groupe I", composé d'océanographes et de climatologues, entre autres. "Il n'est pas impossible que dans le panel de ceux qui rédigent, certains puissent avoir intérêt à donner un coup de pouce, estime Leglu. Peuvent se sentir frustrés ceux qui vont aller à la COP26 de Glasgow (en novembre 2021, ndlr) sans avoir tous les éléments contenus dans le rapport (qui sera publié en février 2022, ndlr)."

La fuite du pré-rapport, bonne pour la prise de conscience ? 

Mais fallait-il le diffuser ? Les chercheurs du Giec, dont François Gemenne, ont vivement protesté, refusant de le commenter auprès des médias qui les sollicitaient. Une position approuvée par certains journalistes scientifiques joints par ASI, alors que les fuites de pré-rapports du Giec se produisent à intervalles réguliers depuis 25 ans. Ces journalistes estiment en effet que cette pratique, du moins avec des rapports encore très loin de leur état final, fait prendre le risque de diffuser de fausses informations et de décrédibiliser les travaux du Giec, dont chaque terme est pesé scientifiquement. Cela avait été le cas lors d'une fuite du pré-rapport du "groupe I" en 2013, lorsque des climatosceptiques avaient dénoncé des modèles de température alarmistes par rapport à la réalité, alors que dans le rapport final diffusé en 2014, les températures mesurées, recalibrées correctement par les scientifiques, ne faisaient plus mentir les modèles.

"Pour moi, la fuite relance la prise de conscience sur l'urgence climatique", explique Leglu.  Y compris en publiant des éléments faux, ou alarmistes ? Car parmi les nombreuses phrases inquiétantes du pré-rapport, Gemenne a surtout tiqué sur celle-ci, d'ailleurs citée par LCI : "La vie sur terre peut se remettre d'un changement climatique majeur en évoluant vers de nouvelles espèces et en créant de nouveaux écosystèmes. L'humanité ne le peut pas." Le chercheur s'explique, en signalant que cette phrase ne sera pas dans la version finale du rapport : "Je ne l'approuve pas en tant que scientifique, je pense que c'est avant tout une phrase militante qui cherche à faire du plaidoyer plutôt que de la science. (...) Il est nécessaire pour la crédibilité du Giec que son travail reste strictement scientifique et pas militant."

Retour sur LCI : "Faut-il forcément y voir une apocalypse ? (...) Est-ce qu'on n'en fait pas un peu trop ?", demande Pujadas qui trouve qu'Al Gore "exagérait". La peur serait-elle un outil inefficace ? "Il y a une sorte de confusion sur les messages à envoyer, on devrait davantage s'inspirer des travaux qui sont faits sur la communication de ces messages, notamment que les messages liés à la santé publique sont des messages particulièrement convaincants pour le grand public, analyse Gemenne. Le changement climatique apparaît souvent aux gens comme quelque chose qui va se produire très loin d'eux, et dans un temps lointain." Leglu, elle, fait remarquer que 93 % des Européens pensent que la question climatique est majeure. Et ajoute que du côté des médias, les magazines scientifiques évoquaient les conséquences du dérèglement climatique il y a déjà 15 ans.

Images de baignades

Mais dans les médias généralistes, la question climatique est-elle traitée à hauteur de l'enjeu, par exemple concernant les images de la méga-canicule (soit au moins six jours consécutifs de températures maximales supérieures à 30°C) du nord-ouest américain ? Invité chez BFMTV, Gemenne s'exprimait ce 29 juin sur fond d'images de gens se baignant, profitant de jets d'eau, alors que ses propos, à lui, étaient graves. "Tant qu'on est sur le plateau, vous ne voyez pas ces images envoyées de la régie, raconte le chercheur. Ce sont des images très problématiques, qui ajoutent à la confusion du message. Ce que je raconte sur les conséquences dramatiques du dôme de chaleur est en contradiction directe avec les images diffusées." 

Quelques jours plus tôt sur le plateau de LCI, la journaliste du Point Géraldine Woessner relativisait l'ampleur globale du "cataclysme", pointant que "seules" 80 millions de victimes seraient concernées, sur 7 milliards d'habitants. Leglu, comme elle le faisait sur le plateau de LCI, abonde partiellement dans son sens en estimant qu'il est temps de se pencher sur les conséquences différenciées du dérèglement climatique – terme qu'elle préfère à celui de réchauffement climatique – selon les endroits de la Terre. "Un défi scientifique considérable, et une prochaine avancée des rapports du Giec, c'est la déclinaison régionale des modèles climatiques", confirme Gemenne.

Au risque que certains pays s'impliquent moins, faute de conséquences néfastes pour eux ? "C'est un risque", admet le scientifique, faisant remarquer que les régions les moins touchées par les impacts, telles que l'Amérique du Nord, l'Europe ou le nord-est asiatique,  sont aussi aujourd'hui... les plus émettrices de gaz à effet de serre. "Ces pays aujourd'hui n'ont guère intérêt à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, parce que ça va leur demander des efforts parfois considérables, et que les impacts ne vont pas se matérialiser chez eux en premier, mais chez d'autres pays qui portent, eux, une responsabilité infinitésimale dans le changement climatique."

Autre tonalité de cette fameuse émission de Pujadas : on a les moyens d'agir, par l'ingénierie. On ne voit quasiment plus de climatosceptiques dans les médias, mais se développe une sorte de climato-optimisme technologique. "C'est un terrible mélange de discours, dire que l'homme s'est toujours adapté renvoie implicitement à l'homme préhistorique qui a traversé l'épisode glaciaire. (...) L'homme s'est adapté [mais] sur des milliers, des dizaines de milliers d'années !", répond Leglu. "L'adaptation, c'est l'ensemble des stratégies qu'on va mettre en œuvre pour essayer d'atténuer les impacts des changements climatiques pour la population, et ce n'est pas contradictoire avec la logique de réduire les émissions de gaz à effet de serre, qu'on appelle l'atténuation, commente Gemenne. (...) Dans les négociations internationales, pendant très longtemps, l'adaptation a été un grand tabou, car les gens se disaient attention, s'il y a moyen de s'adapter, on ne va pas réduire les émissions."

Du dérèglement climatique aux infos sur les soldes

Alors, comment agir ? "Toucher au portefeuille", suggère Leglu, notamment à propos de l'extraction des combustibles fossiles. Mais aussi à propos, par exemple, du béton et du ciment, qui représentent 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. "Il est important de comprendre que nous sommes dans un processus irréversible (...) et il y a un décalage dans le temps entre les émissions que nous produisons et les impacts que nous subissons." Leglu rebondit avec une comparaison par rapport à la pandémie actuelle et l'impact décalé de la vaccination. "Il n'y aura pas de vaccin contre le changement climatique, les températures et le niveau des mers ne vont pas baisser", alerte cependant Gemenne qui en profite pour dénoncer l'usage du mot "crise" concernant le dérèglement climatique. "D'une part la crise a quelque chose d'anxiogène pour les gens, et d'autre part ça leur donne l'idée que c'est une période éphémère qui précède un retour à la normale. Il n'y aura pas de retour à la normale." Car la "sortie de route" s'est produite "dans les années 1960".

Sur LCI, le journaliste de Libération Jean Quatremer s'inquiétait de futurs régimes autoritaires écologistes tout en les estimant peut-être nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. "Prendre un Ryanair pour 50 euros pour aller de Paris à Porto, c'est terminé !" L'occasion pour Gemenne de plaider pour que le changement climatique sorte du seul débat scientifique dans lequel il est longtemps resté, et prenne pleinement sa place au sein des débats médiatiques et politiques. Sauf que le sujet n'intéresse "pas ou peu" les journalistes politiques, indique Leglu, car il leur faudrait  notamment lire les rapports du Giec. Et les journalistes économiques ? Sur BFMTV, cette semaine, les informations terrifiantes venues de Lytton, épicentre de la super-canicule au Canada, s'enchaînent avec la chronique économique, joyeuse, dédiée aux soldes. Comme un témoin de l'incohérence entre inquiétudes climatiques et encouragements au redémarrage de la croissance.

"La dimension climatique est prise en compte" par le pôle économique du groupe Challenges, assure Leglu, en évoquant le relais dans le magazine économique du rapport Tirole-Blanchard (commandé par Emmanuel Macron et rendu cette semaine), lequel note que le dérèglement climatique est un "risque existentiel", tout en récoltant de vives critiques pour sa non-remise en cause du modèle fondé sur la croissance. "Je ne suis pas économiste, reconnaît Leglu. Effectivement, je me pose la question de la consommation, non pas chez nous, mais en Chine." Car elle estime que les populations européennes sont dans une prise de conscience, alors que les démographies chinoise et africaine représentent une bombe à retardement. "Vous allez avoir de nouveaux consommateurs en Chine, des gens qui vont avoir besoin d'accès à l'éducation, à la mobilité, à la construction de lieux où habiter en Afrique." 

"Les économistes aujourd'hui ont le même problème que les journalistes politiques, qui eux-même ont le même problème que la plupart de nos dirigeants", analyse Gemenne. "C'est-à-dire qu'ils ont reçu une formation dans laquelle les questions d'environnement étaient considérées comme des questions à part, dans lesquelles on allait s'occuper des grands arbres et des petits oiseaux, mais n'étaient pas importantes." Il note d'ailleurs que les formations économiques ou de l'ENA n'incluaient le sujet climatique et environnemental qu'à la marge, jusqu'à récemment. "La lutte contre le réchauffement climatique va se jouer (...) dans des pays auxquels on s'adresse très très peu, en Inde, au Brésil, en Afrique." C'est donc aux pauvres de faire des efforts ? "C'est à nous de faire des efforts avec les pauvres pour que leur trajectoire de développement ne soit pas une trajectoire carbonée comme celle qu'on a suivie. Et ça peut paraître complètement injuste de dire que nous avons fondé notre développement largement sur l'exploitation d'énergie fossiles, mais que si vous faites pareil, on va droit dans le mur." Ce qui exigera des transferts technologiques et financiers. 

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