Bruno Dumont : "« France » représente la bourgeoisie journalistique"

La rédaction - - Fictions - 91 commentaires

Pour le réalisateur de "France", le JT, "c'est du cinéma"


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Le réalisateur Bruno Dumont s'attaque au milieu des médias et de la "bourgeoisie journalistique" dans "France", satire au vitriol sur une vedette du petit écran incarnée par Léa Seydoux. Avec Daniel Schneidermann et Mémona Hintermann-Afféjee, ancienne grande reporter à France 3, il débat de la mise en scène du journalisme et des similitudes entre télévision et cinéma.

Journalisme télévisuel et cinéma, même combat ? Pour le réalisateur Bruno Dumont, il y a une "parenté" certaine. Son nouveau film, France, décrit une "machine de guerre médiatique" incarnée par la journaliste-star France de Meurs (Léa Seydoux), jusqu’au jour où la machine s’enraye. Daniel Schneidermann invite Dumont et Mémona Hintermann-Afféjee, ancienne grande reporter de France 3 et membre du CSA de 2013 à 2019, à débattre de l'information et de ses mises en scène. Tous ont vu le film, mais la production de France n'a pas accepté qu'ASI utilise les images dans cette émission. "C'est pas très gentil !" regrette Bruno Dumont, qui n'a pas eu son mot à dire.  Nous nous contentons de la bande-annonce

"le vedettariat télévisuel ressemble beaucoup aux vedettes de cinéma"

Dans France, l'héroïne en reportage sur terrain en guerre n'hésite pas à crier : "Action !" ou "Coupez !" comme sur un plateau de cinéma. Pour Dumont, le JT et le cinéma, "c’est pareil : il y a une caméra, des plans, la narration est la même." Son personnage, France,"joue à la journaliste", explique-t-il : "On peut faire du faux avec du vrai, mais avec du vrai on peut aussi faire du faux." Il dit avoir voulu traiter le milieu des médias par la satire, comme  précédemment avec Ma Loute en 2016, en croquant les bourgeois du tout début du XXème siècle. "J’avais déjà envie de montrer le vedettariat télévisuel, qui ressemble beaucoup aux vedettes de cinéma," dit-il. "La peoplisation est la même, j’ai simplement transposé, fait correspondre les deux mondes. La télé, c’est du cinéma." Daniel Schneidermann souligne tout de même que les stars du petit écran sont davantage des"icônes ménagères" - pour reprendre la formule du réalisateur et journaliste Raoul Sangla sur PPDA.Mais c'est une élite tout de même, répond Dumont :"Ils s’invitent entre eux, ce sont des gens en plein délire, qui vivent ailleurs."

Mémona Hintermann-Afféjee remet les pendules à l'heure : selon elle, les milieux de la télé et du cinéma sont bien distincts. Elle ajoute : "En arrivant au CSA, j’ai gagné deux fois le salaire que je gagnais en tant que reporter," rappelle-t-elle. "Aujourd’hui, ceux qui sont candidats à aller se faire trouer la peau n'ont rien à voir avec les people, ils sont pigistes ou en CDD, et pourtant ils sont détestés." Dumont convient que le film exagère. "Le film dénonce plus le système que les gens qu’il y a dedans. Aucune journaliste ne fait ce que Seydoux fait dans le film ! Je ne pense pas que tous les journalistes sont perdus, absolument pas. Mais elle représente un milieu : la bourgeoisie journalistique." Il le reconnaît volontiers : "Sociologiquement, mon film est faux." À ses yeux, le journaliste est une figure "profondément tragique" : "Ils sont coincés entre noblesse de ce métier, qui est de chercher la vérité, et le problème de la compromission de l’industrie, qui demande de l’audience, une certaine narration."Hintermann-Afféjee note que le vocabulaire employé par le personnage de France est un vocabulaire de cinéma. "Le risque de vouloir tourner très vite quelques plans-séquences, pour aller monter et l’envoyer à Paris, existe," dit-elle, mais presque aucune journaliste vedette ne se filmerait sous la mitraille, comme le fait France de Meurs : "Si j’avais fait ça, je ne serais plus vivante ! Jamais on ne fait ça !" 

Mais le personnage fictif de France n'est pas si éloigné d'une autre journaliste et présentatrice bien réelle. L'une des scènes du film est un habile montage d'une conférence de presse de Macron durant la crise des Gilets Jaunes. Laurence Ferrari, au micro, interpelle le président : "Avez-vous été sourd et aveugle à ces colères [des Gilets jaunes] ? Avez-vous pêché par naïveté, par arrogance, par inexpérience?" Dans France,  Seydoux a été insérée à la place de Ferrari au montage. "Les spectateurs pensent que c’est vrai !" dit Dumont, qui ajoute que certains lui demandent comment il a réussi à convaincre Macron de tourner dans son film. "Quand on me demande si on a tourné avec Macron, je dis oui. Si le spectateur y croit, c’est ça, le cinéma : de croire à ce qu’on voit. Même si au cinéma, on sait que c’est faux !" Dumont est très attaché à l'idée de réel, qui n'est selon lui pas possible à recréer dans un reportage. Un sujet de JT, avec ses plans de coupe et son montage, "recrée la réalité, mais laisse la possibilité de tronquer, d’altérer, d’orienter, d’occulter : ce n’est pas le réel, ce sont des plans que le réalisateur choisit de montrer. Je dis que ça pose un problème à la télévision, c’est tout."  

"L'émotion, ça fait tourner la machine" 

Daniel Schneidermann montre un extrait de reportage réalisé en 2012 par lareporter de TF1 Liseron Boudoul à Alep, en Syrie : dans un "plateau de situation", elle se fait filmer auprès d'un groupe de rebelles armés en embuscade derrière un mur. Se met-elle en danger comme France dans le film ? "Ce n’est pas la même chose, explique Hintermann-Afféjee, elle est planquée, elle décrit la scène." Lors d'un reportage à Gaza en 2012, elle-même s'est retrouvée en plateau de situation alors que les bombes explosaient au loin. Au micro, elle s'écrie : "Vous avez entendu les bombardements ? C’est incessant." Sur le plateau d'ASI, elle se souvient "avoir eu la trouille" : "On habitait chez l’habitant, on avait peur qu’il soit bombardé." Elle ajoute, à propos des questions de mise en scène : "Quand on est dans une configuration de guerre, il y a tant de choses à filmer, on n'a pas besoin de dire aux soldats : 'Fais ça, va là'. Le réel est déjà si riche, si dense." Elle insiste : tant que l'équipe est "coordonnée et honnête", le risque de tronquer le réel est très faible. Le risque est plus grand, ajoute-t-elle, si un journaliste est envoyé seul sur place, et doit jongler pour produire une image. "Ce qui, malheureusement, arrive de plus en plus."

L'émotion avant l'information ? Daniel Schneidermann montre l'extrait de la démission, en direct sur France Inter, de Nicolas Hulot en septembre 2019, et le "débrief", un peu plus tard à l'antenne, des journalistes Nicolas Demorand et Léa Salamé, qui ont assisté, sous le choc, à l'épisode, et reviennent sur sa "sincérité", le "moment de grâce" et "l'agilité de la radio" - en évacuant totalement la dimension politique d'une telle décision, celle d'un ministre de l'Écologie qui ne parvient pas à convaincre son gouvernement de lutter contre le dérèglement climatique. "Ils inventent quelque chose avec un événement réel, dit Dumont. L'émotion, ça fait tourner la machine, ça buzze, ça va servir à diffuser et rehausser France Inter."

A Cannes, en projection de presse, des journalistes ont "sifflé" son film : "Le film est assez féroce sur cette profession, ils ne veulent pas voir ça." Il s'énerve contre les journaux télévisés : "Quand vous regardez le JT, c’est de la com', ça sert à nourrir le message officiel. Je trouve ça insupportable." Il poursuit : "La télé publique est responsable de la misère culturelle dans laquelle on est depuis 20 ans. Les téléfilms débiles, c’est de la com', ça n’éveille pas l’esprit. Je préférais l’ORTF : il y avait un équilibre entre le divertissement, la culture. Les gens n’ont pas besoin d’être divertis, ils ont besoin d’être construits." Il cite le mouvement des Gilets jaunes comme "un produit dément de cette dégénérescence" : "Les Gilets jaunes, c’est 20 ans de JT de France Télévisions. Ils sont abîmés culturellement par ce qu’ils regardent, or, on se construit sur ce qu’on regarde. Le peuple a besoin d’être élevé, c’est comme des enfants." Cette remarque choque Daniel Schneidermann, qui rappelle que les Gilets jaunes sont des adultes qui réfléchissent par eux-mêmes, et alerte sur le mépris de classe que relaie un tel propos. Bruno Dumont s'en défend : "La télé, ce doit être ce que faisait l’ORTF, il faut émanciper les gens. Ce n’est pas parce que je dis ça que j’ai du mépris pour eux."


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