Agriculteurs : "Impossible d'incarner médiatiquement cette profession diverse"
La rédaction - - Médias traditionnels - 94 commentaires
Les agriculteurs sont en colère et la France n'a pas peur. Pas peur des blocages, disent les micro-trottoirs des chaînes d'information en continue. Seraient-ce les autorités qui auraient une peur bleue, elles, des actions des agriculteurs au point de les laisser faire ? Les agriculteurs sont en colère, parfois violents mais la France doit les comprendre. C'est le message envoyé par Gérard Darmanin sur le plateau de TF1 jeudi 25 janvier 2024. Mais au fait qui sont "LES" agriculteurs ? Qui parle dans les médias pour défendre leurs intérêts ? Quels sont les rapports de force à l'intérieur d'une profession aussi variée ? Derrière les images et les mots employés, quelles batailles économiques et politiques se jouent ? Pour répondre à toutes ces questions, trois invités tous spécialistes dans leur domaine de la question agricole : Nicolas Legendre, journaliste indépendant, correspondant du Monde à Rennes de 2016 et 2023 ; Véronique Lucas, sociologue rurale à l'Inrae, spécialiste de la transition agroécologique à l'œuvre chez les agriculteurs ; Édouard Lynch, historien spécialisé dans la paysannerie française, maître de conférence à l'université Lumière-Lyon II.
Darmanin sur TF1 : "Cette séquence fera date"
Interviewé sur le plateau du 20 heures de TF1, Gérald Darmanin était invité à donner son point de vue sur les violences commises par des agriculteurs. "Les agriculteurs travaillent et lorsqu'ils ont envie de démontrer qu'ils ont des revendications, le gouvernement est à l'écoute, il faut les entendre, répond-il. On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS". Pour Nicolas Legendre, "la séquence fera date, elle est presque déjà culte [...]. Quand Darmanin dit «les agriculteurs travaillent», ça veut dire que les Gilets Jaunes ne travaillaient pas, les manifestants contre la réforme des retraites ne travaillaient pas, les activistes des Soulèvements de la Terre sont des hippies barbus à dreadlocks qui ne travaillaient pas car ils passent leur journée dans leur hamac. Tactiquement, c'est plutôt juste, fin, même si cela peut se discuter quand on voit l'explosion de ce bâtiment administratif".
"La vache est devenue pour le citadin le symbole du monde rural"
Le récit médiatique autour des agriculteurs pose la question de qui doit incarner la voix des agriculteurs. Dans les journaux télévisés de TF1 et de France 2 depuis une semaine, les reportages font très souvent le choix de donner la parole à des éleveurs dans leurs exploitations agricoles. "Sur le choix des éleveurs, il y a la question objective de leurs difficultés mais il y aussi l'impact de l'image, précise Édouard Lynch. On voit bien comment depuis 20, 30 ans la vache est devenue pour le citadin l'incarnation, le symbole du monde rural. On le voit avec le Salon de l'Agriculture. En trois images, les bottes, les vaches, le fumier, on voit où on est".
La FNSEA et "la manipulation" des mots
Dans ses prises de parole médiatiques, Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, le syndicat majoritaire classé à droite, dénonce régulièrement le poids des normes françaises et européennes, les réglementations qui s'empilent, qui entravent, dit-il, la capacité de la France à assurer sa "souveraineté alimentaire". Pour Nicolas Legendre, il s'agit ici d'une "manipulation" des mots de la part de la FNSEA. "Cette façon des représentants du complexe agroindustriel de manipuler cette notion depuis trois quatre ans est un coup de génie ! Car ils servent des intérêts qui vont précisément à l'encontre de ce qu'est à la base la souveraineté alimentaire" en confortant une "une agriculture productiviste".
Pour aller plus loin
- "Silence dans les champs", Nicolas Legendre, éditions Arthaud, novembre 2023.
- "Nous, paysans", Edouard Lynch et Agnès Poirier, Editions Flammarion, 2021.
- "Une agroécologie silencieuse", dans "Société française d'Economie rurale", Véronique Lucas, Pierre Gosselin, 2020.
- "Arnaud Rousseau, un poids de l'agrobusiness pour diriger la FNSEA", Mediapart, mars 2023.