À la télé, "le corps des femmes a toujours tort"

La rédaction - - (In)visibilités - 91 commentaires


Télécharger la video

Télécharger la version audio

La dernière émission de Karine Le Marchand, Opération Renaissance (M6), atteint des sommets de violence symbolique à l’égard du corps des femmes. Plus généralement, sous couvert de lutte contre l’obésité, de santé, de bien-être, avec un vernis médical comme preuve de bonne foi, chaînes de télé et productions mettent littéralement à nu les femmes pour atteindre les objectifs de la téléréalité qui, depuis vingt ans, sexualise, chosifie et infantilise leurs corps. Les programmes plus sérieux y contribuent à leur manière. Qu’est-ce que la téléréalité a permis comme violence à l’égard des femmes ? Jusqu’à quel point ses codes ont-ils imprégné les autres récits médiatiques ? C’est à ces questions que nous tentons de répondre grâce à nos trois invités : la journaliste Mémona Hintermann, membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel de 2013 à 2019, Gabrielle Deydier, documentariste et autrice de "On ne naît pas grosse" (La Goutte d'Or) et Paul Sanfourche, journaliste et auteur de “Sexisme Story, Loana Petrucciani” (Le Seuil).

"OPERATION RENAISSANCE S'ATTAQUE À LA DIGNITÉ DE CETTE JEUNE FEMME"

Dans l'émission Opération Renaissance, Karine Le Marchand suit le parcours de plusieurs candidates à la perte de poids. Parmi elles, Stacy, une jeune femme de 26 ans qui doit d'abord passer "l'épreuve du miroir" (se regarder en sous-vêtements) accompagnée de Cristina Cordula, l’animatrice relooking de M6. Une scène particulièrement choquante pour nos invités. "Ici, la violence est à plusieurs niveaux, analyse Gabrielle Deydier. On n'a pas besoin de la voir en culotte pour voir qu'elle est grosse, et qu'elle n'est pas bien dans sa peau.  Il y a une sorte d'autopsie (...) il y a [aussi] une violence classiste. On sait que statistiquement, les riches sont plus grands et minces que les pauvres. Là, on a ces deux dames animatrices, riches, minces, élancées et qui regardent cette petite dame grosse.  On est dans l'infantilisation la plus totale aussi. Elles se prennent pour les fées dans Cendrillon, mais pour moi c'est plutôt Javotte et Anastasie". 

Mémona Hintermann se dit "extrêmement choquée" par cette séquence d'Opération Renaissance. "Fallait-il être aussi crade ?, s'interroge-t-elle. Il y a des textes qui protègent la dignité de la personne humaine. On s'attaque à la dignité de cette jeune femme. C'est pire qu'un marché aux bestiaux !" Que fait le Conseil supérieur de l'audiovisuel en ce type de circonstances ?"On dit que ça ne va pas, on appelle d'abord les gens qui sont chargés de mettre à l'antenne ce genre de programmes (...) et on leur dit : « Imaginez que vous avez un enfant obèse, vous feriez ça avec lui, vous seriez d'accord qu'il soit traité ainsi ? »"  Cela a-t-il pu se passer ainsi entre le CSA et Opération Renaissance ? Oui, répond l'ancienne membre du CSA, sans pouvoir en dire plus.  Fallait-il annuler l'émission, comme réclamé par plusieurs collectifs, dont Gras politique ? "Elle est là, elle est diffusée, j'essaie de faire confiance aux gens, estime Gabrielle Deydier. Ce qui est bien, c'est le débat autour du sujet. Les audiences ne sont pas bonnes et tant mieux. Je préfère que les gens boycottent quelque chose qui existe, plutôt qu'appeler à ce que cela n'ait pas lieu". "La loi interdit de censurer, c'est au public de dire ce qui lui plaît ou pas", renchérit Mémona Hintermann. 

"J'avais peur du regard du pas gros sur le gros"

Une autre manière de raconter ces corps gros, c'est à la façon du documentaire que Gabrielle Deydier a écrit et coréalisé : en les faisant raconter par les personnes concernées. "Quand le livre est sorti, la journaliste Valentine Oberti m'écrit et me dit qu'elle veut faire un documentaire sur moi. Et j'ai dit : « Ah non, tu fais un docu AVEC moi ! » (...) Je savais ce que je ne voulais pas. J'avais peur du regard du pas gros sur le gros."

Loana, star de la télé-réalité dès 2001 avec sa participation dans Loft Story, va devenir au fil des années l'objet de commentaires infinis sur son physique, quelle que soit son apparence, grosse ou mince, habillée ou dévêtue. "Loana, à 20 ans, elle est l'archétype de la femme parfaite qui obéit au  «male gaze», au regard masculin, précise Paul Sanfourche. A 40 ans, quand elle devient obèse, à nouveau, c'est une somme de critiques, on la fustige pour son corps. Le corps des femmes a toujours tort, comme le dit[la militante féministe] Daria Marx. Cela m'a marqué, car moi, en tant qu'homme, j'ai consommé ces images-là sans avoir aucune empathie, aucun questionnement sur ce que je voyais, même après, en devenant homme."

Qu'en est-il des émissions dites sérieuses, des journaux télévisés par exemple ? Depuis quelques années, les présentatrices des JT sont filmées de plain-pied. Le corps est visible. Pour Mémona Hintermann, "c'est surtout la tentation de montrer la vie d'une façon un peu plus dynamique, pas seulement la femme-tronc.  Ça fait partie du spectacle... ah tiens, elle a un pantalon comme ci ! Le JT est aussi un spectacle, c'est la guerre pour conquérir un maximum de gens. (...) Au moins, aujourd'hui, les femmes ont le droit d'avoir des cheveux longs, détachés, c'était extrêmement compliqué au moment où je présentais Soir 3 et de temps en temps Le 19/20, il fallait être dans l'archétype de Christine Ockrent, assez masculine (...) Elle était le modèle et toutes les femmes essayaient de copier Christine Ockrent car ça faisait sérieux !" Le journaliste Paul Sanfourche conclut en rappelant que "selon le rapport du Haut Conseil à l'égalité, 60 % des présentateurs ont plus de 50 ans, mais les femmes de plus de 50 ans à l'antenne il n'y en a pas tant que ça, des femmes aux cheveux blancs non plus. Il y a un tas de biais, au-delà de la minceur, qui viennent contraindre le corps des femmes".

Lire sur arretsurimages.net.