Lafarge, Turquie : tentations de l'Histoire
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 31 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Regardez bien cette image : ce n'est pas une injure publique. C'est une comparaison légitime, entre deux couvertures de magazines. C'est le tribunal de Nanterre, qui vient de le juger, en nous relaxant, le 7 mars, des poursuites intentées contre nous par Le Point. L'hebdomadaire de l'étrange M. Gernelle (qui ne s'est pas déplacé au procès) nous poursuivait pour une chronique d'Alain Korkos, consacrée à la couverture du Point ci-dessus (ainsi que pour le tweet montrant les deux couvertures juxtaposées). Incroyable procédure, qui en dit long sur la conception de M. Gernelle de la liberté de la presse.
Que dit ce jugement ? (Nous n'en avons pas encore le texte intégral. Nous le publierons dès que nous l'aurons). Il dit que comparer n'est pas assimiler. Oui, on a le droit de rechercher des points de comparaison, entre la construction, aujourd'hui, avec "les Arabes", d'un bouc émissaire médiatique, et les campagnes antisémites d'avant-guerre. Ces comparaisons seront peut-être excessives, discutables, mais bonne nouvelle : la Justice française confirme notre droit, pour tenter d'appréhender le monde d'aujourd'hui, de recourir à l'Histoire.
Recourir à l'Histoire est un réflexe permanent. C'est une tentation permanente. A chacun de savoir avec quelle modération en user. Deux exemples, dans l'actualité de ce matin.
Le cimentier franco-suisse Lafarge vient de soumissionner pour fournir son ciment au mur Trump de séparation avec le Mexique. Emoi des politiques français. Hollande appelle le cimentier à "la prudence". Ayrault le rappelle à "sa responsabilité sociale et environnementale". L'affaire a d'autant plus de retentissement, que Lafarge vient de reconnaître avoir indirectement financé Daech, pour poursuivre ses activités en Syrie. A quoi le PDG, Eric Olsen, a répondu, dans la plus pure langue de ciment : "Nous sommes prêts à fournir nos matériaux de construction pour tous types de projets d’infrastructures aux Etats-Unis. Nous sommes le premier cimentier aux Etats-Unis (…) Nous sommes ici pour soutenir la construction et le développement du pays. Le groupe est aux Etats-Unis pour servir [ses] clients et répondre à leurs besoins. Nous ne sommes pas une organisation politique". Devant tant de détermination, comment échapper au souvenir de l'enthousiaste participation multiforme des industriels allemands au programme d'extermination nazie ? Mais aussitôt cette comparaison venue, ne pas se laisser hypnotiser. La tenir à distance.
Autre exemple. Des universitaires français publient un texte de soutien à un jeune collègue turc, qui vient de se suicider, en se jetant du septième étage d'un immeuble. Depuis qu'il avait signé une pétition s'opposant aux opérations de guerre de l'armée turque contre les populations civiles kurdes, la candidature de Mehmet Fathi Tras était immanquablement (et sans explications) rejetée de toutes les universités turques auxquelles il avait postulé. Dans la Turquie d'Erdogan, il est loin d'être seul dans son cas."Les 130 000 fonctionnaires révoqués par une série de décrets sont placés dans une situation de mort économique" dit le texte de soutien, qui en appelle à la solidarité européenne. Pourquoi l'Europe ? Au nom de l'Histoire, notamment. "Au nom de "ses expériences de déshumanisation des populations, aux fins de les détruire". Ce n'est pas moi qui le dis, c'est eux.