"Les médias russes veulent fracturer l'opinion française"

La rédaction - - Nouveaux medias - 169 commentaires

Sputnik, RT France : le "soft-power" russe en France


Le public français est-il la cible d’une nouvelle offensive de la propagande russe ? Sommes-nous menacés par un "soft power" russe comme il y a déjà depuis de nombreuses décennies un soft power américain ? Deux médias russes francophones sur Internet, Sputnik et RT France, sont montés en puissance ces derniers mois (nos articles sont ici). Ils diffusent une vision très marquée de la politique et de la diplomatie russe (on pouvait s’y attendre), mais aussi des sociétés occidentales et notamment de la société française. Que cherche à nous dire le soft power russe ? Débat avec nos deux invités : Nicolas Hénin, journaliste, ancien otage en Syrie et auteur de La France Russe, et Dimitri Boschmann, rédacteur en chef du bureau parisien de Sputnik.

[Acte 1] Qu’est-ce que Sputnik et RT France ? De qui dépendent ces sites ? De quoi parlent-ils ? Sans surprise, la politique et la Russie sont traitées en vidéo sous l’angle de la qualité de l’armement russe ou des exploits sportifs de Vladimir Poutine. "Un traitement par l’insolite" explique Boschmann, soulignant que la vidéo n’est pas le point fort de Sputnik, qui est une radio et un site web. Hénin souligne que France 24 aussi retransmet le défilé français du 14 juillet. En revanche, les images de sport participent à la construction du personnage de Poutine, viril et sportif, estime le journaliste.

Concernant les États-Unis, les vidéos Sputnik tournent en dérision l’armée américaine ou le président Obama. Et Sputnik note par exemple les manœuvres "dangereuses" du navire américain USS Gravely. Sur ce point, Boschmann estime que "les médias français donnent le point de vue de l’état-major américain" et que le point de vue russe n’est que très peu écouté ou repris. Il préfère dès lors rapporter ce dernier. Peut-on alors parler de "propagande russe" dans le cas de Sputnik ? Pas pour Boschmann, qui estime que le paysage médiatique français est suffisamment compétitif, et que Sputnik ne fait que donner un "point de vue dissonant". Pour Hénin, Sputnik a une analyse assez fine de la société française, et joue sur "nos vraies faillites morales et nos vrais échecs". Mais ce qu’il faut critiquer c’est la façon dont Sputnik construit son discours, estime le journaliste.

[Acte 2] La représentation de Vladimir Poutine est-elle toujours négative dans les médias occidentaux ? "Pas toujours, estime Hénin. Chez Libé, chez Le Monde, oui. Mais regardez Valeurs Actuellesou même Marianne et vous aurez une vision opposée."

La diplomatie russe influe-t-elle sur la ligne de Sputnik ? Le site parle énormément de la Turquie... depuis que l'armée du pays a abattu un chasseur russe à la frontière turco-syrienne, le 24 novembre 2015. Une grave crise diplomatique avait suivi. Résultat ? Le traitement de la Turquie était particulièrement négatif : le président turc Erdogan n’aurait pas les diplômes qu’il prétend avoir, la police turque disperse violemment une parade gay ou les garde-frontière turcs tuent des Syriens. Mais le traitement va soudainement changer fin juin. Pourquoi ? Parce que la Turquie a finalement présenté ses excuses à la Russie. A partir de là, Sputnik explique à quel point les relations entre les deux pays sont un "facteur de stabilité mondiale" ou qu’Erdogan veut attribuer la nationalité turque aux réfugiés syriens. Une situation digne du 1984 d'Orwell ? "Il n’y a pas de guerre médiatique entre la Turquie et Sputnik. Il y a un bureau de Sputnik en Turquie ! Pendant la crise on ne pouvait pas parler de choses positives sur les relations entre la Turquie et la Russie", explique Boschmann. "C’est tout le problème d’être un média d’état en Russie. Les médias en Russie manquent de pluralisme et sont les porte-voix d’une parole officielle. C’est toute la différence entre Sputnik et France 24 ou RFI", selon Hénin. "Le virage [turc] date d’il y a quelques jours. [Des papiers critiques] viendront, ne vous inquiétez pas", assure Boschmann, qui regrette au passage qu’Hénin parle de "soit-disant journalistes" et de "propagande" pour qualifier Sputnik dans son livre.

Autre sujet amplement couvert par Sputnik : le Brexit. Comment ? Plutôt de façon favorable, avec de gros titres sur cette "grande victoire pour tous" ou en relayant abondement le triomphalisme de Marine Le Pen, seule politique française en Une du site le 24 juin, jour du résultat. Que pense Boschmann du Brexit ? "Je dirais que ce n’est pas du tout mon combat…" assure-t-il. Rester en dehors de ce débat nous rend plus crédible. En Russie, à la différence des Etats-Unis, ni Vladimir Poutine ni Serguei Lavrov [ministre des Affaires étrangères] n'ont pris position." Mais pour Hénin, les "médias russes, eux, ont pris position", notamment dans "le choix des interlocuteurs" systématiquement souverainistes, comme Jacques Sapir, chroniqueur pour Sputnik.

Boschmann prend un exemple de sujet traité par Sputnik, initialement marginal avant qu’il prenne de l’importance : Laurent Fabius qui estime publiquement que le groupe rebelle syrien Al Nosra "fait du bon boulot". Un exemple de "désinformation" pour Hénin : "Cette phrase de Fabius a été publiée dans un article du Monde. Au moment où elle sort, elle passe inaperçue. En fait, Fabius ne prend pas cette analyse à son compte. Il parle des régimes arabes, qui considèrent qu’Al Nosra fait du bon boulot." De son côté, Boschmann note tout de même que "la perception de ces groupes rebelles a quand même beaucoup changé dans les médias, y compris français", citant un rapport d’Amnesty International. "Ah enfin vous en parlez d’Amnesty International ! l’interrompt Hénin. Vous délégitimiez tous leurs rapports [sur le régime syrien] jusqu’à présent, mais à partir du moment où ils vont dans votre sens, vous en parlez et vous les mettez en avant…"

Hénin explique d’ailleurs que s’il s’est intéressé à la Russie c’est par le biais de la Syrie. Lors d’une signature de livre dans une librairie, il s’est retrouvé confronté à une alliance de circonstance entre des staliniens, des partisans du Front national, et des soutiens de la Russie impériale. "Quand a fusé la question" sur l’implication des services de renseignement dans le départ des Français en Syrie, "je suis parti", raconte Hénin. Cette convergence rouge-brune est régulièrement reprise sur des sites comme Sputnik, poursuit le journaliste. Mais Hénin n’a jamais cherché à contacter Boschmann pour l’interroger à ce sujet, regrette le rédacteur en chef de Sputnik.

[Acte 3] Sputnik donne beaucoup la parole au Front National, présente Marine Le Pen comme virtuellement présidente de la France et met en avant toutes ses prises de parole, surtout sur la Russie. Dans un article sur une visite de Marine Le Pen à Moscou, Sputnik a demandé son avis à Ivan Blot, présenté comme un haut fonctionnaire… sans aucune mention de son passé de cadre frontiste. "Prenons une journée, hier, sur notre antenne on a interrogé deux sénateurs LR, l’ancien ambassadeur Claude Blanchemaison, sur le rapport sur Tony Blair, deux socialistes… proteste Boschmann. Et on n’a pas le droit de parler du Front national ?" Le rédacteur en chef de Sputnik précise également que Françoise Compoint et Alexandre Artamonov, présentés par Nicolas Hénin comme journalistes à Sputnik alors qu’ils l’étaient à La Voix de la Russie (ancêtre du site) ont depuis été écartés de l’équipe, notamment pour leur prisme trop ouvertement souverainiste.

Françoise Compoint était par ailleurs l’auteure d’un article de Sputnik sur le crash de la Germanwings… attribué par la journaliste à l’US Air Force. "C’était quelqu’un qui ne correspondait pas à nos critères de journalisme" assure aujourd’hui Boschmann, qui demande donc si Hénin "salue" ou non "les réformes de Sputnik". "Oui, même la propagande peut s’améliorer, grâce à nos critiques, ironise Hénin. La prochaine étape de la propagande ? Ils vont faire intervenir des voix divergentes, leur travail deviendra plus insidieux. On donnera l’impression du pluralisme."

Autre exemple du tropisme sur l’extrême-droite de Sputnik : le site russe a été le seul média francophone à couvrir une manifestation du groupuscule Génération Identitaire le 28 mai dernier, en y consacrant vingt minutes. "C’est une vidéo en direct sur Facebook. Ça nous a paru intéressant pour le public. Je ne trouve pas que ce soit trop flatteur pour les manifestants. On est resté neutre", justifie le rédacteur en chef de Sputnik.

Mais "tout ça contribue de la même image" pour Hénin : "tout ça plait à cette propagande du Kremlin" qui veut décrire "une société occidentale au bord de la guerre". Et effectivement, quand RT France interviewe des personnalités politiques françaises, elle cherche les plus clivantes : Marine le Pen, Florian Philippot, Ivan Rioufol ou Tariq Ramadan. Idem sur Sputnik qui reprend régulièrement le thème de la "guerre civile" qui menacerait la France. "L’idée [des médias russes] c’est de jeter de l’huile sur le feu de fractures bien réelles. De fracturer l’opinion française", explique Hénin, qui attribue cette volonté de la Russie à la force de la voix française dans le monde, comme lors du "non" à la guerre en Irak. "Je suis russe mais je suis marié à une Française. La France n’est vraiment pas le pays contre lequel je ferais quoi que ce soit", assure de son côté Boschmann.

[Acte 4] Les titres de Sputnik sont souvent un peu… "chocs". Exemple ? "Sexe de groupe, sado-masochisme et sodomie bientôt au programme des collèges allemands ?" pour un article sur une préconisation de 2008 jamais appliquée. "L’éducation sexuelle intéresse beaucoup de monde, comme la GPA", estime Boschmann, à propos de cet article préparé par Sputnik Allemagne, et validé par Moscou.

Ce focus sur les questions de sexualité rappelle à Hénin la web télé ProRussia.tv (aujourd’hui fermée), financée selon lui par Moscou, qui se consacrait quasi-exclusivement au traitement de la Manif pour tous. Dans son livre, Hénin accuse également le président de l’agence gouvernementale dont dépend Sputnik, Rossia Segodnia, d’être homophobe. "Mais Sputnik n’est pas homophobe" et se débarrasserait d’un collaborateur qu’il l’est, assure Boschmann, qui se définit à titre personnel comme "libéral".

Et Sputnik est-il complotiste, comme l'affirme Hénin dans son livre ? "Le dernier article que vous citez dans votre livre date d’il y a un an et il a été supprimé", lui répond Boschmann. Mais @si a trouvé des titres récents qui surfent sur la vague complotiste : "Kubrick a-t-il filmé les premiers pas de l’homme sur la Lune ?" ou "Un portail vers un autre monde créé en Suisse ?". Dans les deux cas, le contenu de l’article contredisait pourtant le titre. "C’est une façon de faire. On peut poser la question. On est dans l’insolite", explique le patron de Sputnik France. D’ailleurs, pour Boschmann, Hénin tombe lui-même dans le complotisme quand il estime que la directrice de l’Unesco, Irina Bokova, reprend à son compte le narratif de Moscou sur Palmyre ou que Nicolas Sarkozy a été "influencé" par Poutine après un entretien musclé (pour ceux qui ne s’en souviendraient pas, les images du président français après l’entrevue sont ici).

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