De Mayotte à la République

Daniel Schneidermann - - Alternatives - Le matinaute - 45 commentaires

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Tiens, Mayotte, au journal de 8 heures de France Inter. Pourquoi Mayotte ? Parce que des voitures y ont été caillassées.

Plusieurs voitures. A la vérité, l'île est en grève générale depuis quinze jours, mais le journal de 8 heures de France Inter n'y avait pas prêté attention. Pas davantage que tous les autres medias métropolitains, comme nous le remarquions au même moment -pour être justes, il a fallu ces quelques caillassages pour que nous aussi nous émouvions du silence de nos confrères sur la grève générale à Mayotte. La leçon est claire : si vous voulez avoir l'oreille du gouvernement français, chers grévistes mahorais, ne vous contentez pas de revendiquer "l'égalité réelle", ou le retrait du projet El Khomri, caillassez donc !

Beaucoup moins de journalistes que la veille, mardi soir, à la République, où je suis retourné me promener. Beaucoup moins de CRS, aussi. Pas une seule camionnette de CRS. Disparus, les CRS. Envolés. C'était un mauvais rêve. Comprendra qui pourra. Jours pairs, jours impairs ? Existe-t-il un rapport arithmétique entre le nombre de CRS et celui de journalistes ? "C'est curieux, quand même, qu'il n'y ait plus de journalistes", me dit un jeune Nuitauboutiste, qui regardait Arrêt sur images à la télé, sur France 5, mais ne savait pas qu'elle avait migré sur Internet. "C'est une bonne chose, ou non ?" La question est sincère. Il se la pose vraiment. Il faudrait tout reprendre à zéro. Lui expliquer que dans cette obsession médiatique pour la violence visible, il y a de bonnes et de mauvaises raisons. Les mauvaises ? L'anxiogène fait vendre. Les bonnes ? Ce sont les points de crise, toujours, qui révèlent les rapports de force et les tensions d'une société.

Est-ce à dire que Nuit debout a raison de casser des vitrines de banques à proximité de la République ? Casser des vitrines ou planter un potager, quelle est l'action la plus efficace ? On pourrait en débattre des jours entiers. Tout dépend de l'objectif fixé, tout dépend s'il s'agit de "leur faire peur", ou de construire "un espace préfiguratif", comme dit l'anthropologue David Graeber. Préfiguratif ? Oui, d'autre chose. D'autres modes de production, d'autres rapports humains et politiques, d'une toute autre société. Et encore. Même s'il s'agit de "leur faire peur", la chose se discute. Casser des vitrines leur fait peur, c'est indiscutable. Mais c'est une peur que connaissent intimement, dans leurs gènes, depuis toujours, tous les possédants. Contre laquelle ils ont des techniques pavloviennes de rétorsion. Ils enverront la police. Peut-être retireront-ils le projet El Khomri. Que le gouvernement suivant re-présentera l'année suivante, le même ou pire. Tandis que le potager, ils n'y comprennent rien. Ils tournent autour en ricanant, ils se demandent si c'est du cerfeuil ou de la ciboulette. Mais écoutons bien ces ricanements. N'est-ce pas une peur, qu'ils masquent ? Pas la même peur, certes. Une inquiétude sourde, vague, informulée. N'est-elle pas, au total, plus déstabilisatrice ? Ce n'est qu'une intuition, n'est-ce pas. Je suis prêt à la discuter.

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