Hanouna humilie Delormeau : s'indigner ou pas ?

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 85 commentaires

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Les réseaux sociaux sont ainsi faits, qu'on est d'abord impactés par l'indignation

, avant de connaître exactement le motif de cette indignation. Voici donc l'indignation matinale d'hier : sur France Inter, un journaliste, Bruno Donnet, s'indigne des mauvais traitements subis par un chroniqueur de Touche Pas à Mon Poste, de Cyril Hanouna (ne faites pas semblant de ne pas connaître, c'est l'émission préférée de Didier Porte).

Le chroniqueur maltraité, donc, Matthieu Delormeau, aurait subi en début de semaine dernière une humiliation insoutenable, sous forme d'un bol de nouilles glissé dans le slip, en dépit de son non-consentement fermement réitéré (le journaliste de France Inter a isolé les "non non"). Voici donc la séquence en question.

 

Faut-il s'indigner de ce que nous voyons ? Vaste question, dont nous allons tenter de démêler ici les aspects éthico-juridico-économiques. Mais d'abord, que voyons-nous exactement ?

Pas simple, d'abord, car ce spectacle se situe au carrefour incertain de deux codes. Les codes des émissions de divertissement, d'abord, catégorie à laquelle appartient en apparence l'émission de Hanouna. Comme au théâtre, chaque chroniqueur y joue un rôle, dans le but final (mais non exclusif) de divertir. Le préposé au rôle du souffre-douleur n'est donc pas davantage souffre-douleur en vrai que, dans une pièce de théâtre, le comédien traître n'est traître, le cocu cocu, ou le héros héroique.

Mais voilà. Matthieu Delormeau vient de l'univers de la télé-réalité(il y a occupé des fonctions d'animateur, producteur, et rédacteur en chef) univers dans lequel baigne aussi "Touche pas à mon poste" (innombrables sujets consacrés aux émissions de télé-réalité, nombreux invités, références fréquentes), au point de s'y intégrer. La télé-réalité est un autre type de spectacle, avec des codes très différents : les candidats y investissent beaucoup de ce que le dispositif présente comme leur véritable personnalité, y compris sous ses aspects les plus dissimulés dans la télé "traditionnelle" (perversité, masochisme, hypocrisie, jalousie, etc). Un bon spectacle de télé-réalité ne peut fonctionner qu'avec "de vrais morceaux" de passions humaines à l'intérieur, passions parmi lesquelles, donc, l'humiliation infligée et subie. Hanouna joue savamment de cette ambiguité. C'est pour cette raison qu'il a recruté Delormeau, en sachant très bien que ses humiliations à répétition seront reçues par une grande partie du public comme des humiliations véritables. Donc, oui, la chaîne de Bolloré, en France, aujourd'hui, réalise ses meilleures audiences sur des spectacles d'humiliation gratuite.

Cette question réglée, s'en pose immédiatement une autre. Scandales, brouilles, humiliations des émissions de téléralité, au sens large (incluant donc TPMP) sont au coeur d'un système économique. Plusieurs sites à buzz (Closer, Voici, Morandini, etc) mettent chaque jour en ligne les extraits les plus croustillants de ces émissions, faisant vivre le feuilleton jour après jour. Les recettes ainsi générées sont de vraies recettes, en vrais euros, et relèvent donc des règles du droit économique, et du droit social -les producteurs de téléréalité ont donc dû requalifier les contrats de concurrents de ces émissions, au terme de vrais procès. Mais en va-t-il de même des règles morales régissant leurs spectacles ? S'agissant de la télé-réalité (catégorie à laquelle, on l'a vu, TPMP pourrait être rattachée) les producteurs et le CSA ont élaboré toute une série de chartes et de règles, et il serait intéressant de voir si Hanouna s'y conforme. Juridiquement, donc, la question se discute.

Pour pertinentes qu'elles soient, l'ensemble de ces questions sont pourtant enfermées dans une autre, qui les englobe : comme tous les spectacles se proclamant transgressifs, on le sait depuis quinze ans, la télé-réalité se nourrit de l'indignation qu'elle suscite. L'indignation des "bien-pensants" (au rang desquels, parmi quelques autres, France Inter ou @si) est son carburant, son oxygène. Il n'est pas pour autant interdit de s'indigner, bien entendu, mais encore faut-il être conscient de l'utilisation qui sera faite de cette indignation.

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