Jouyet : de l'art du scoop à l'usure
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 48 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Il y a au moins une certitude : Nabilla n'est pour rien dans l'affaire Jouyet-Fillon.
Pour le reste, tout reste à vérifier, même s'il s'avère indiscutable que le secrétaire général de l'Elysée Jean-Pierre Jouyet a bien dit aux journalistes du Monde ce qu'ils ont dit qu'il leur avait dit. En revanche, Fillon a-t-il dit à Jouyet ce que Jouyet a dit aux journalistes du Monde qu'il lui avait dit ? Personne ne le saura, ce fameux déjeuner du "il faut taper vite Sarko" n'ayant pas, lui, été enregistré.
Sur cette affaire microcosmique, hystérisée tout le week-end par l'alliance infernale de Twitter et de l'info continue, boursouflée en "affaire d'Etat" alors qu'elle ne consiste qu'en quelques bavardages et forfanteries, tout a été dit, et d'abord comment ce fameux Jouyet, avec son absurde démenti, a réussi le prodige de transformer en affaire Jouyet ce qui aurait dû être la splendide affaire du poignard planté par Fillon dans le dos de Sarkozy. On a moins souligné la vraie faute de Jouyet : avoir véritablement tenté d'amener la Justice à "taper sur Sarkozy"', auprès de Hollande. "Tiens oui, on pourrait peut-être signaler le machin" suggère Jouyet, de son propre aveu, à Hollande, en rentrant du déjeuner. "Signaler le machin", cela veut dire signaler au ministère de la Justice, donc au parquet, une affaire particulièrement intéressante. C'est exactement ce qui s'appelle "intervenir dans les affaires en cours", ce que Hollande s'était promis de ne plus faire. Donc, proposant à Hollande de "signaler le machin", Jouyet montre qu'il n'était pas au courant de la doctrine élyséenne ("on n'intervient pas"). Un autre moment d'inattention, sans doute.
Jouyet a des circonstances atténuantes. Comme l'expliquait sur France Info Marie-Eve Malouines, les deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, étaient venus le voir pour autre chose (un livre sur Hollande, à publier en fin de quinquennat) et ne lui ont posé que par raccroc une question sur le déjeuner, lui demandant simplement de confirmer une info (le déjeuner) qu'ils détenaient déjà par ailleurs. C'est un art journalistique trop peu connu du public : celui de l'entretien au long cours. Solliciter une interview pour un motif, et bifurquer incidemment sur un autre sujet. Endormir par une écoute bienveillante la méfiance de l'interviewé. Lui faire oublier le petit enregistreur, posé sur le guéridon. L'avoir à l'usure, après une heure ou deux d'entretien serré, quand la vigilance s'est relâchée (de l'avantage d'être deux, on se fatigue deux fois moins vite que le client). S'abstenir de tout signe visible de triomphe, quand il lâche enfin la perle attendue. Tout scoop n'est pas forcément manipulé ou intéressé, il est possible d'arracher des infos "à la loyale". C'est plutôt rassurant pour le métier.