Oussama Ben Laden et effet Streisand
Pauline Bock - - Scandales à retardement - Sur le gril - 6 commentairesTous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock, envoyé la veille dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !
"Document retiré". La page web du site du Guardian, qui hébergeait la "lettre à l'Amérique" écrite en 2002 par Oussama Ben Laden et dans laquelle il justifiait les attaques du 11-Septembre en citant le soutien des États-unis à l'occupation israélienne des territoires palestiniens, a été dépubliée du site du journal britannique le 15 novembre. (Paul Aveline vous en parlait aussi cette semaine dans la Matinale.) "Cette page affichait précédemment un document contenant la traduction complète du texte d'Oussama Ben Laden titré "lettre au peuple américain", sujet d'un article de The Observer du 24 novembre 2002", peut-on lire désormais. "Le transcript publié sur notre site a été largement partagé sur les réseaux sociaux sans contexte. Nous avons donc choisi de le retirer et de renvoyer le lien de la page vers l'article qui le contextualisait à l'origine."
Cette lettre de Ben Laden datant de 2002 a en effet refait surface sur TikTok ces derniers jours : plusieurs utilisateurs ont posté des vidéos débattant de son importance dans la compréhension de la source des attaques terroristes. Mais selon le journaliste spécialiste du net Ryan Broderick, qui a tenté d'identifier la source de la viralité récente du document, c'est en fait un tweet du journaliste étasunien Yashar Ali qui l'a véritablement rendue virale. Il y parlait de "milliers" de vidéos de TikTokers "de tous âges, genres et ethnies" réagissant à la "lettre à l'Amérique", déclarant que "la lettre leur a ouvert les yeux et qu'ils ne verront plus jamais la géopolitique de la même façon".
Provoquant une déferlante dans la presse américaine : ces utilisateurs ont même vu leur photo publiée en Une du New York Post, qui hurlait au "monde devenu fou furieux". Citant l'étude sur la source de viralité de Broderick, TikTok a officiellement réagi, comparant cette affaire à un précédent "challenge TikTok", qui "n'avait reçu de l'attention qu'après que les médias ont créé une panique morale à son propos". Avant que les médias - et les journalistes sur Twitter, comme Yashar Ali - ne s'intéressent à la "lettre à l'Amérique" sur TikTok, "le hashtag #lettertoamerica avait été posté dans 274 vidéos et totalisait 1,85 million de vues", a indiqué la plateforme. C'est après la médiatisation que les vues explosent, passant à 13 millions de vues. TikTok précise qu'au même moment, les hashtags "les plus performants" comme #travel ou #film totalisaient des centaines de millions de vues, et qu'il "ne s'agit pas d'un vrai sujet viral". TikTok a depuis annoncé dépublier les vidéos mentionnant le hashtag.
En choisissant de dépublier le texte d'Oussama Ben Laden hébergé sur son site depuis plus de vingt ans, le Guardian n'a fait qu'empirer les choses. Un média qui choisit de retirer un texte historique de son site devient un sujet d'actualité, et celui-ci attire de nouveaux articles, donc un nouveau lectorat, et un intérêt renouvelé pour le texte original... qui n'est donc plus accessible, créant davantage de confusion. Pour Numerama, "le Guardian se dirige droit vers un effet Streisand" : "on a vu naître de nouveaux TikTok, cette fois trouvant «suspecte» cette disparition de contenus en ligne. «Pourquoi le Guardian a-t-il supprimé cette lettre aujourd'hui, et pas il y a deux ans ?», demande notamment une utilisatrice."
Au lieu de supprimer le texte du site, ce qui n'a pas manqué de multiplier les questionnements et d'attirer au journal des accusations de censure, il était pourtant tout à fait possible d'y ajouter du contexte. C'est même conseillé, en journalisme.