Investigation : "moratoire" et autocensure à France TV

Pauline Bock - - Investigations - Sur le gril - 33 commentaires

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Une période d'élections durant laquelle les journalistes d'investigation font leur travail d'enquête sur les partis et les personnalités en campagne : ça semble aller de soi, sauf, apparemment, pour la direction de l’information de France Télévisions.

On apprenait dans le Monde ce jeudi 25 janvier qu'Alexandre Kara, le directeur de l'information, aurait demandé la semaine dernière aux équipes des magazines d'investigation du groupe - Complément d'enquête, Envoyé spécial ou encore 13h15 - de "faire une pause dans leurs investigations concernant les portraits de responsables politiques d'ici aux élections européennes" de juin 2024. Un "moratoire", selon ses mots, par "souci d'équité" et de "respect du pluralisme" afin de laisser "la priorité aux émissions de débat", peut-on lire dans le journal du soir, qui précise : "Questionné à ce sujet par la Société des journalistes (SDJ) de France Télévisions, lors d'une réunion mercredi 24 janvier, Alexandre Kara a confirmé et assumé." Couvrir la politique pendant une campagne politique ? Vous n'y pensez pas !

La rédaction de France TV ne s'y trompe pas : la SDJ dénonce un signal "inacceptable". D'autant plus inacceptable lorsqu'on découvre, entre les lignes, les noms des personnalités sur lesquelles des enquêtes en cours vont être mises en pause à cause du "moratoire" : la ministre de la culture Rachida Dati et le nouveau premier ministre, Gabriel Attal. La première est mise en examen pour "corruption passive" et "recel d'abus de pouvoir" dans l'affaire Carlos Ghosn, ce qu'une enquête n'aurait pas manqué de rappeler. Deux enquêtes sur des ministres en exercice passant à la trappe avant un scrutin dans lequel le parti gouvernemental joue gros, plus l'annulation de la rediffusion prévue en février d'un portrait d'Alexis Kohler, qui collectionne lui aussi les casseroles (il a été mis en examen en 2022 pour "prises illégales d'intérêts") : cela fait beaucoup. Ce "moratoire", "c'est une forme de chantage, un marché de dupe, qui peut donner lieu à des demandes encore plus extravagantes à l’avenir", prévient un·e membre de la rédaction, cité·e par le Monde.

Mais d'où vient cette soudaine fébrilité de France Télévisions ? Selon le Monde, cela pourrait faire suite à un numéro récent de Complément d'enquête sur Jordan Bardella, diffusé malgré une mise en demeure du Rassemblement national qui demandait le retrait d'une partie du documentaire. Suite à la diffusion, Bardella et Marine Le Pen auraient "fait planer le doute quant à leur participation future aux émissions du groupe télévisuel public" : c'est en tout cas, selon le Monde, l'excuse qu'a présentée Kara aux équipes de France Télévisions.

Le Monde ne semble d'ailleurs pas s'être immédiatement rendu compte de la gravité de la demande d'auto-censure de la direction de France Télévisions. Le titre original de l'article, "France Télévisions : la direction restreint la place des portraits de personnalités politiques le temps de la campagne des Européennes", qui ne laissait pas transparaître une situation si dangereuse pour la liberté éditoriale des magazines d'investigation, est devenu quelques heures plus tard "France Télévisions : malaise après la décision de la direction de limiter les enquêtes sur les personnalités politiques". La première version n'est plus disponible en ligne, et aucune mise à jour n'est indiquée, mais ASI a pris soin d'en garder une trace.

"Restreindre la place" juste pour "le temps de la campagne des Européennes", ça n'avait pas l'air si grave. Mais c'est bien d'un "malaise" prégnant dont il est question, d'un renoncement : celui de la liberté d'informer et d'enquêter sur tous les sujets et figures politiques, sans "temps de pause" ni "moratoire". Mettre entre parenthèses la liberté de la presse, ça finit rarement bien.

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