Ardisson : derrière les lunettes noires
Pauline Bock - - Sur le gril - 27 commentairesTous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock, envoyé dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !
"Vedette du petit écran et roi de la provoc'" (BFMTV) ; "grand provocateur" (Le Monde) ; "le roi du samedi soir" (Paris Match) ; "irrévérencieux" (le Figaro, qui lui a consacré pas moins de 33 articles depuis lundi) ; un "homme de médias visionnaire, passionné et exigeant, dont l'influence sur la société restera majeure" (le groupe TF1 dans un communiqué)... Thierry Ardisson est mort le 14 juillet 2025, à 76 ans, d'un cancer du foie. Les médias n'ont pas de mots assez forts pour souligner l'impact que sa carrière a eue sur l'histoire de la télé française.
Lui avait tout mis en scène, même sa mort, jusque dans les moindres détails : un livre sorti en juin, en forme de "jugement dernier sous acide, un show impossible où débarquent des personnalités et des proches" comme il le racontait alors au Point, mais aussi un documentaire, tourné par sa femme et diffusé sur TF1 ou encore un "kit" pour la presse, comme le raconte leParisien : "En fin de semaine dernière (...), Thierry Ardisson a fait envoyer une sorte de dossier de presse. Une liste de sept personnalités agrémentées de leurs numéros de téléphone portable. Présentées comme des amis proches, à appeler « si besoin de témoignages », dès que l'AFP annoncerait son décès. (...) Dans le kit presse, des clichés validés par le défunt, qui était très tatillon sur le choix des photos, et seize minutes d'extraits de ces émissions pour les JT. Un best of clé en main. « Aucun autre extrait n'est autorisé », précise le mail." Il avait même pensé aux exclus : un photoshoot dans un cercueil pour la une de Paris-Match, pour lequel il a réellement posé, en 2005. La seule chose à laquelle il n'a pas pensé (sauf grosse surprise, car on n'est jamais à l'abri) : interviewer son propre fantôme dans son émission Hôtel du temps (2022-2023), dans laquelle il "ressuscitait" des célébrités disparues en "deepfake".
Ce que ne dit ni son "kit" de presse, ni l'immense majorité des articles qui minimisent les actions de ce "roi de la provoc'", c'est que la télé d'Ardisson, c'était une machine à broyer les femmes, les pauvres, les minorités, parfois les trois à la fois. Mais avant tout, et tout le temps, les femmes. Il n'y a guère que Libé pour rappeler que "l'homme en noir", comme il aimait qu'on le surnomme, représentait surtout "les lunettes noires du vieux monde misogyne". Libé rappelle une sélection d'"extraits non autorisés" : "Tu as toujours préféré les filles aux mères, (...) tout le monde le sait. Et tu aimes bien les fils, aussi" (à Gabriel Matzneff) ; "Tu aimes les hommes mûrs ?" (à Judith Godrèche, 20 ans) ; "Sucer c'est tromper ?" (à Michel Rocard, questionné uniquement sur le sexe) ; "Tu as déjà dragué des amis de ton père ? T'as déjà dragué ton père ?" (à Sara Forestier, 20 ans)... Mélanie Thierry se souvient de son passage chez Ardisson comme d'"un traquenard abject". On se souvient aussi d'Ardisson qui riait aux blagues sexistes et ultra-lourdes de Laurent Baffie (adressées à Ovidie, par exemple, qui expliquait sur le plateau être végétalienne) ; d'Ardisson hilare et son "J'adore !" lorsque Tristane Banon relatait, sur son plateau, la tentative de viol dont elle avait été victime par Dominique Strauss-Kahn.
De Christine Angot, à qui il s'amusait à lire les critiques cruelles de son livre sur l'inceste, jusqu'à l'actrice Milla Jovovich, nombreuses sont les femmes qui ont préféré quitter son plateau plutôt que de continuer à y être rabaissées. "Les plateaux d'Ardisson recréaient la violence sociale vécue dehors", résume fort bien l'écrivaine Johanne Rigoulot dans le Nouvel Obs. Elle rappelle que dans les émissions d'Ardisson, on "tapait sur les pauvres et les mal fagotés", et qu'"à la manière d'une sélection de boîte de nuit, les Noirs et les Arabes rentraient s'ils étaient footballeurs ou mannequins". Toujours dans le Nouvel Obs, seul média à avoir eu la bonne idée de donner la parole aux femmes concernées, l'autrice Lolita Pille écrit plus franchement que "Ardisson était un tueur symbolique de femmes", et que sur ses plateaux, si vous étiez une femme, "on vous faisait sentir que vous n'étiez pas à votre place, on faisait en sorte que cette place vous soit rendue insoutenable. En se moquant de vous. En vous ridiculisant."
Ardisson voulait qu'on se rappelle de lui comme "un type vraiment sympa", selon la critique de Télérama du documentaire à sa gloire, davantage que comme un (très) vulgaire pubard qui a su faire fructifier son rire gras. Il était sans nul doute le "roi" d'une certaine époque. Mais le roi est mort, et l'époque avant lui. On ne la pleurera pas.