Refus d'obtempérer : un danger aussi sur le terrain médiatique

Isabelle Bordes - - Déontologie - Source police - 23 commentaires

La prudence, une vertu déontologique majeure

Treize personnes ont été tuées en 2022 par des tirs policiers dans le cadre d'infractions banales : des refus d'obtempérer. Treize sur les 140 tirs opérés "sur des véhicules en mouvement" cette même année. Ces chiffres officiels sont suffisamment graves pour que l'information apportée aux citoyen·nes soit irréprochable - mais les médias en sont très loin. Agenda idéologique ou négligence médiatique ?

Le 10 juin 2024, à Cherbourg dans la Manche, un jeune homme est mort, tué par une policière. "Un jeune homme de 19 ans tué par une policière lors d'un contrôle routier", titre le Monde. Un jeune homme "en délit de fuite", assurent France 3et Ouest-FranceUn jeune tué "après un refus d'obtempérer", préfère le JDD.

Passons sur le fait que ces quatre médias ont mis 24 heures à s'intéresser à ce drame, comme tous hormis la Presse de la Manche, quotidien du Cotentin. La suite chaotique des élections européennes offre une excuse acceptable. Le Monde est à peu près le seul à s'en tenir aux faits les plus sûrs dans son titre, quand le JDD préfère surfer sur le mot-clé "refus d'obtempérer", dont le journal aime à prétendre que les chiffres augmentent - alors que c'est faux selon le ministère de l'Intérieur. Quant aux autres titres de presse, ils incriminent la victime d'un délit qui reste à prouver, manquant aux règles déontologiques de prudence et de respect d'autrui.

Or, "un journaliste digne de ce nom respecte la dignité des personnes et la présomption d'innocence", rappelle la charte du SNJ. A fortiori quand il y a mort d'homme, et de "jeune homme non armé", comme annonçait Libération dans son premier titre le 10 juin - avant de le corriger le 11 en ôtant précisément la notion de "tentative de fuite" qui incriminait le jeune homme sans que les faits ne soient établis. En choisissant d'indiquer "un délit de fuite" sans avoir pu le vérifier, France 3 et Ouest-France confondent deux infractions : le délit de fuite et le refus d'obtempérer. Dont aucune n'est caractérisée, en l'occurrence, à ce stade. De fait, apprend-on trois jours plus tard, ce jeune homme n'est pas le conducteur de cette voiture a priori en "vitesse excessive". Contrairement à ce qu'écrit Paris Match, dans un article titré "ce que l'on sait du drame survenu à Cherbourg". Ce genre d'accroche ne souffre pas l'erreur, mais dès le début de l'article, le journaliste prétend que "le «conducteur» a reçu un tir mortel dans la poitrine".

Pour paraphraser Albert Camus, mal nommer les faits, c'est ajouter au malheur des victimes et de leurs proches. Et c'est mal informer. Voire désinformer, quand on pousse la recherche du sensationnel comme a fait l'Indépendant le 11 juin : "Refus d'obtempérer : vitesse excessive, voiture volée, bousculade avec un agent de police... Un jeune homme de 19 ans qui tentait de fuir tué d'une balle en pleine poitrine." Comme si cette addition aboutissant à une mort était un résultat arithmétique attendu.

Infraction banale, reponse mortelle

La société française encourt le risque de s'habituer aux refus d'obtempérer routiers mortels. En 2022, treize personnes ont perdu la vie à cause du tir d'un fonctionnaire de police en cas de refus d'obtempérer entre mars et octobre. À noter qu'aucune opération analogue de gendarmerie n'a mené à un résultat similaire : dans celles-ci, l'appréhension des enjeux semble toute autre, à lire le témoignage de la commandante Céline Morin sur le site du ministère de l'Intérieur.

L'infraction est banale (entre 23 000 et 27 000 par an), le délit relativement léger (2 à 5 ans d'emprisonnement au maximum selon qu'il s'agit d'un refus d'obtempérer simple ou aggravé, c'est-à-dire menaçant autrui, ce qui est le cas de 20% d'entre eux). Mais on peut y perdre la vie. Cela devrait exclure toute négligence - et malhonnêteté - dans le travail journalistique.

D'autant que l'accumulation de ces morts pour refus d'obtempérer commence à les faire ressembler furieusement à un fait social, documenté particulièrement par des médias comme Libération, Mediapart, Le Monde, Basta et Arrêt sur images. Un fait qui concerne principalement la jeunesse : depuis 2016, les trois quarts des mis en cause dans les refus d'obtempérer routiers ont entre 15 et 29 en moyenne (et 97% sont des hommes). Ces données peuvent s'éclairer à la fois par la prise de risque plus fréquente dans cette classe d'âge et sa défiance plus grande à l'encontre des forces de l'ordre (sans parler de contrôles possiblement plus fréquents).

La situation politique explosive, la concentration des médias et la mainmise sur une partie d'entre eux par un homme à l'agenda politique de plus en plus flagrant, Vincent Bolloré, exigent au contraire que les journalistes restent les plus précis possibles. Et prudents. 

La prudence, vertu déontologique

La prudence est une vertu déontologique rappelée notamment dans l'article 5 de la Charte d'éthique mondiale des journalistes, mais aussi une vertu philosophique, si l'on veut bien parcourir la Lettre à Ménécée d'Epicure... Rien de niais ici, donc.

Pour les journalistes fait-diversiers, elle consiste à garder en tête, constamment, qu'au moment du drame, leurs sources sont rares et sujettes à caution, puisqu'elles sont parties liées dans les faits - qu'il s'agisse des forces de l'ordre, du procureur, des témoins ou des proches de la victime. Les uns comme les autres peuvent mentir ou se tromper. L'émotion - peur de la sanction comprise -  n'aide personne à raisonner. L'urgence non plus, pour les professionnels de l'info. 

Chaque fois qu'une victime est d'abord assimilée à un délinquant, la presse réactionnaire - adjectif de plus en plus euphémisant hélas- se déchaîne, laissant croire à son audience que "le respect de l'intégrité physique (la vie, quoi) est sacré, mais il y a autre chose qui est absolument sacré, c'est le respect de l'autorité", comme a osé déclarer Arnaud Benedetti  sur CNews le 6 juin 2022. Le débat sur la chaîne prétendait que le phénomène empire et que les forces de l'ordre sont de plus en plus menacées par les chauffards. Or c'est faux : le nombre d'agents des forces de l'ordre tués dans le cadre d'un refus d'obtempérer routier s'élève à huit policiers et trois gendarmes depuis 2012 selon Libération. Le journal cite la mission parlementaire tout juste close sur le sujet, dont les Décodeurs du Monde ont illustré les statistiques et démontré que "la violence d'origine criminelle tue moins de policiers qu'il y a quarante ans". Et c'est tant mieux, bien évidemment.

Trois refus, quatre morts, deux blessés graves

Le rapport de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour 2022 permet de confronter le traitement médiatique à chaud des refus d'obtempérer mortels de cette année tristement record, avec ce qu'en dit cette administration. Regardons les trois faits divers dont s'est saisie la Défenseure des droits, survenus à Sevran en mars, et à Paris en avril et juin (quatre morts et deux blessés graves au total) .

Le décès de Jean-Paul Benjamin, homme de 33 ans tué à Sevran le 26 mars 2022, est classé par l'IGPN parmi les "19 décès liés à l'usage de l'arme individuelle" de 2022, sous le titre "Circonstances des particuliers décédés à l'occasion d'une mission de police".Le résumé établit :  "Un des policiers rattrapait en courant la camionnette bloquée à un feu de circulation et criait «police» pour ordonner au conducteur de s'arrêter. Alors que le conducteur redémarrait, le policier faisait usage de son arme individuelle. Blessé par balle à l'abdomen, l'homme décédait peu après à l'hôpital."La simplicité de cet énoncé suffit à montrer combien le tir ne répond pas à l'usage prévu par l'article L435-1 du Code de la sécurité intérieure "d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée". Le policier en cause a été mis en examen en 2023, un an après les faits, et le parquet vient de demander son renvoi devant la cour criminelle de Seine-Saint-Denis.

Des victimes présumées coupables...

Pourtant, certains médias ont dégainé trop vite dans les premières heures, voire, un peu plus tard. Ainsi Actu 17, qui titre une heure après les faits sur "un chauffard au volant d'un fourgon volé meurt après le tir d'un policier". Quelle certitude peut animer le journaliste pour s'autoriser une double accusation contre un mort (alors que le soupçon de vol, et non sa certitude, est indiqué dans l'article), à rebours de toute déontologie ?Actu 17 est un site plus ou moins directement branché sur la communication des forces de l'ordre, mais s'il compte  des journalistes, ceux-ci doivent respecter la même déontologie que les autres. Le lectorat n'est pas dupe et interpelle de plus en plus le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), y compris sur cette affaire, en l'occurrence contre Valeurs actuelles, qui avait titré : "Un policier a abattu un voleur de voiture".

Alors qu'ils ont davantage pris de temps pour rendre compte de l'affaire, Sud Ouest, deux jours après, titre sur "un voleur de camionnette"À l'inverse, la Croix prend soin d'écrire "la camionnette signalée volée". Et le Parisien reste prudent dans un article publié seulement deux heures après les faits, preuve qu'il est possible de travailler correctement dans une certaine urgence. Même si le journal ne peut s'empêcher d'indiquer que la victime était "connu des services de police", cequi ne veut pas dire grand chose, encore moins à ce moment-là de l'affaire. Et qui sera démenti par la suite de l'enquête qui montrera un homme désormais "rangé"

Mais ceux qui préfèrent nuire à la mémoire d'un mort pour ne pas incriminer les forces de l'ordre se lâchent. CNews rapporte des éléments vieux de 7 à... 19 ans et charge la victime : "Selon une source proche du dossier à CNEWS, le chauffeur de la camionnette était bien connu de la police. Entre 2003 et 2015, il a accumulé 34 mentions au traitement des antécédents judiciaires (Taj) pour de nombreux faits de vols, vols aggravés, avec violence, en bande organisée, recels, violences et outrages sur PDAP."

...même quand elles sont passagères

Deux mois plus tard, le 4 juin 2022, même manque de recul vis-à-vis des sources policières, même procès à charge, pour traiter le contrôle routier ayant conduit à la mort de Rayana, une jeune passagère de 21 ans, dans le 18ème arrondissement de Paris.

L'IGPN rapporte : "à Paris 18ème (75), à la suite d'un refus d’obtempérer, le conducteur prenait la fuite mais se retrouvait bloqué dans le flux de circulation. Les trois policiers parvenaient à encadrer la voiture. Alors que le conducteur redémarrait précipitamment, malgré leurs injonctions, les policiers ouvraient le feu en direction du véhicule, blessant le conducteur et la passagère avant, laquelle décédait." Cette lecture des "circonstances" glace par sa simplicité. Un véhicule "bloqué dans le flux de circulation" est-il vraiment dangereux pour autrui ou pour un agent, notions contenues dans la définition du refus d'obtempérer ? Pourquoi les policiers sont-ils plusieurs à tirer ? Pourquoi tirent-ils sur les occupants et non dans les pneus ou le moteur comme cela arrive parfois ?

L'un des aspects les plus choquants de cette affaire est la mise en cause immédiate, là encore, des occupants de la voiture. Tous "fugitifs", même si, comme à Cherbourg, il n'y en a qu'un des quatre qui disposait d'un volant et d'une pédale d'accélérateur. Le Point indique en intertitre, le 5 juin, que "les occupants de la voiture ont consommé de l'alcool et du cannabis". Cette information peut avoir son utilité pour comprendre le comportement du conducteur, mais la mise en avant pose question alors qu'il y a une morte et un blessé grave. Même le 7 juin, quand l'hebdomadaire annonce deux versions possibles de l'histoire, après les témoignages des passagers, et porte le fer dans un nouvel intertitre :"Un fichier TAJ long comme deux bras".Le Point fait ainsi référence aux signalements du conducteur, mais aussi des passagers arrière, portés dans le fichier de Traitement des antécédents judiciaires - et tant pis si leurs casiers judiciaires sont moins chargés. Le TAJ référençant toutes les interpellations, on peut juger qu'il est un indicateur de délinquance fiable, si l'on considère que la justice est laxiste (puisqu'il n'y a pas autant de condamnations que de signalements). Ou non, si l'on respecte les décisions de justice et qu'on ne prend en compte que les condamnations figurant au casier judiciaire. On notera aussi que l'hebdomadaire prend soin de ne citer que les prénoms qui l'arrangent : ceux des hommes qui relèvent de la tradition arabe, en taisant celui de la femme passagère à l'arrière, alors qu'elle a également été entendue et qu'on connaît son prénom : Inès.

Indécence et faute déontologique

Comme déjà analysé par ASI à l'époque, les médias réactionnaires se sont particulièrement déchaînés sur les deux passagères, y compris celle qui est décédée. Peu importe la décence pourvu qu'on ait l'audience. Peut-être pour disqualifier le témoignage entendu la veille de la passagère arrière,Europe 1 prétend le 8 juin que cette jeune témoin est "connue pour outrage, violences volontaires et proxénétisme". Quant à la victime absolue de ce fait divers, la passagère située devant, tuée d'une balle dans la tête par l'un des tirs policiers, elle est salie le 6 juin dans un article de BFMTVqui la décrit comme "connue des services de police" pour un "vol à l'arraché dans le 7 arrondissement de Paris" signalé... 6 ans plus tôt, quand elle avait 16 ans. La chaîne d'info ajoute une mise en cause pour détention et offre de produits stupéfiants qui serait survenue en 2020 mais pour laquelle "toute poursuite était depuis éteinte". Quel intérêt, en matière d'information, concernant une passagère qui n'est en rien responsable du fait en cause ? Aucun. Répétons-le : citer un élément de contexte qui n'éclaire pas un fait mais porte atteinte à la dignité des personnes est une faute déontologique. Pas une question de ligne éditoriale, ni d'opinion.

Parmi les 13 personnes tuées par un tir policier dans un cadre de refus d'obtempérer en voiture, huit sont des passagers. La troisième affaire dont la Défenseure des droits a décidé de se saisir est le contrôle survenu au Pont-neuf, à Paris, le 24 avril 2022. Une des trois missions de police recensées où le décès est dû à... un fusil d'assaut. Actu 17 reprend son qualificatif préféré, "chauffard", mais le Figaro comme le Point sont plus sobres, partageant des éléments fournis par l'AFP sur les circonstances dans lesquelles deux frères de 25 et 31 ans ont trouvé la mort, et leur passager arrière a été blessé, après une dizaine de tirs d'arme automatique. "Un fusil HK G36", précise l'IGPN. Mais les deux journaux reprennent aussi volontiers l'élément indiqué à l'AFP selon lequel les deux morts sont "défavorablement connus". Et le Figaro inclut dans son article un tweet posté sur X par l'un des journalistes signataires juste après le drame, qui indique: "Selon les témoins sur place, un homme a forcé un barrage de police." Ce qui paraît faux, puisque toutes les autres informations suivantes parlent d'un véhicule contrôlé à l'arrêt. Mais tant pis pour l'exactitude. 

Le policier de 24 ans qui a tiré au Pont-Neuf a été mis en examen pour homicide volontaire. Comme son homologue de Cherbourg, en juin 2024. Une charge extrêmement rare, qui souligne la gravité du geste, mais qui se répète, suggérant la nécessité d'une couverture médiatique sérieuse et étayée de ce fait social. Par exemple, en donnant plus d'écho au rapport de la Cour des comptes paru en février 2022, qui pointe un défaut de formation et d'entraînement des policiers particulièrement inquiétant.

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