Meurtre de Louise : comment les médias réac' exploitent les prénoms des coupables
Isabelle Bordes - - Déontologie - Source police - 43 commentairesDis-moi comment tu te prénommes, je te dirai si tu es coupable
On ne choisit pas davantage son prénom que le lieu où l'on naît mais peu importe, pour certains médias, il vaut culpabilité. Depuis trois ans particulièrement, on piétine volontiers la règle de déontologie qui commande de ne pas favoriser la xénophobie par des informations personnelles inutiles à la compréhension des faits.
Il y a trois ans, en octobre 2022, le meurtre d'une jeune fille de 12 ans prénommée Lola a sonné la fin de tout complexe du côté des médias réactionnaires, et le début d'une certaine désinvolture pour beaucoup d'autres. Tout heureux du scoop, Le Parisien
avait dévoilé le prénom de la principale suspecte au lendemain du meurtre : Dahbia. La consonance indiquait l'origine algérienne, également précisée dans l'article. Cette femme n'avait pas encore été mise en examen, et il était impossible à ce stade de juger si son origine avait un quelconque rapport avec les faits. Mais le quotidien avait fait fi de l'article 9 de la Charte d'éthique mondiale des journalistes :"
La plupart des autres médias avaient publié à leur tour ce prénom, pour diverses raisons : emballement devant l'atrocité du meurtre, facilité d'écriture pour raconter les faits, crainte d'être taxé de rétention d'information, simple suivisme : "Puisque les autres l'ont donné... ".Le/la journaliste veillera à ce que la diffusion d’une information [...] ne contribue pas à nourrir la haine ou les préjugés et fera son possible pour éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine, [...]".
Le prénom de la meurtrière de Lola avait suffi à enflammer la toile
L'accusée était de surcroît sous le coup d'une OQTF : politiques et éditorialistes de droite et d'extrême droite s'étaient vautrés dans une telle récupération politique que Gérald Darmanin en avait fustigé "l'indécence"
, c'est dire... La famille de la jeune fille tuée avait appelé à la retenue à plusieurs reprises, en vain. Depuis, l'exploitation politicienne et mercantile des faits divers où les prénoms suffisent à trahir une origine étrangère est devenue un sport national. Jusqu'au paroxysme, pour ce qui concerne "l'affaire Thomas", à Crépol, en 2023, ou le meurtre de Philippine, à Boulogne-Billancourt, en 2024.
De faits divers en fait divers, la même machine s'emballe, d'autant plus puissante que Bolloré et ses concurrents des groupes du Figaro
ou de Valeurs Actuelles
(Valmonde) abandonnent tout complexe.
la presse réac en roue libre
Cette obsession identitaire vient de se cristalliser cette semaine sur un nouveau crime, à partir d'un seul prénom jeté en pâture. L'enquête menée sur le meurtre commis sur une enfant prénommée Louise, vendredi 7 février 2025 à Longjumeau (91), vient à peine de commencer que les médias d'extrême droite croient tenir l'histoire emblématique de leurs fantasmes : le premier homme entendu par la police porte un prénom arabe.
Valeurs actuelles
- par un post sur X d'Amaury Brelet, rédacteur en chef, s'empresse dès le samedi midi de préciser"le type nord-africain"
(sic) de ce premier gardé à vue, interpellé avec sa compagne "de type européen",
tient-on à nous signaler. Les prénoms sont lâchés, Rayane et Cléa. CNews
les répète dans son point d'actualité de 14h et annonce six mentions au fichier de traitement des antécédents judiciaires. Une mention au Taj n'implique pas un délit puisqu'on peut y apparaître comme témoin, mais peu importe, la cible est trop belle ! Le JDD
annonce sur son site que "deux suspects, dont un homme de « type africain » connu de la justice, ont été interpellés",
tandis que sur X, Geoffroy Antoine, l'un de ses journalistes, vient de publier l'identité complète de l'homme interpellé. Au mépris de la déontologie, mais aussi de la présomption d'innocence, principe légal figurant dans le Code pénal. Le procureur d'Evry l'a d'ailleurs rappelé dans un communiqué dès le samedi soir, déplorant "la diffusion d'informations inexactes et non vérifiées et des identités complètes des personnes placées en garde à vue, ce qui porte gravement atteinte au principe de présomption d'innocence et nuit à la conduite de l'enquête".
C'est quoi, la présomption d'innocence?
Cela n'émeut guère le média d'extrême droite Frontières,
successeur de Livre Noir
:
non content de republier le premier tweet de Geoffroy Antoine contenant l'identité complète de l'homme entendu par la police, il répète celle-ci dans le corps de son article du 8 février.
Ce samedi là, les autres médias travaillent dans les règles. BFMTV
et TF1
, parmi les premiers à donner l'info -avec Le Parisien- retiennent quelques heures le prénom de la jeune victime et ne précisent aucun détail personnel sur le couple entendu en garde à vue. Les deux chaînes insistent au contraire sur le fait que ces deux personnes sont présumées innocentes. Plus explicites encore, France Inter
ou France Info
soulignent "que le rôle qu'ils auraient pu jouer n'est pas encore déterminé"
. Heureuse prudence, donc, qu'on imputera peut-être à une prise de conscience après l'affaire de Crépol. La diffusion des identités des premiers suspects par des internautes mais aussi des sites d'information avait permis à quelque 80 militants d'extrême ou d'ultra droite d'aller faire une descente punitive dans le quartier de Romans-sur-Isère où vivaient les personnes ainsi désignées.
En se souvenant de leur responsabilité et en jouant la prudence, les médias qui ont retenu les prénoms des deux premiers suspects ont aussi respecté une règle déontologique de base : "La notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources"
, rappelle la charte du SNJ.
Pris de remords, ou de peur d'un procès, le rédacteur de chez Bolloré supprime son tweet dès le samedi soir. Il reposte aussi l'info d'un collègue de Valeurs actuelles
en utilisant un conditionnel peu courant chez lui (cf ses précédents posts de faits divers) :"les deux suspects seraient hors de cause"
. Mais le post retweeté affiche encore les deux prénoms.
La presse d'extrême droite a tellement de mal à lâcher son os qu'elle commet un dérapage déontologique inédit : re-publier des éléments à charge à propos d'un suspect... mis hors de cause ! Ainsi, dans l'article mis à jour sur le site du JDD, dimanche 9 février, les deux journalistes ne renoncent pas à la stigmatisation. Tout en indiquant en titre et dans le chapeau la levée de la garde à vue, ils redonnent, à l'imparfait, les éléments d'identification de ces deux personnes mises hors de cause, ainsi que les fameuses "mentions au traitement des antécédents judiciaires".
Le suspect dont l'identité a été diffusée porte plainte
L'enjeu politique sur le prénom est évident. En témoigne aussi la mise à jour tardive effectuée par Frontières
: lundi soir à 19h53, 48h après la levée des deux premières gardes à vue. A ce moment, Libération
vient de publier son CheckNews, et surtout, l'avocate des deux personnes innocentées vient de déclarer sur BFMTV
qu'elle porte plainte notamment pour violation du secret de l'enquête et atteinte à la probité. Selon Le Monde
, la plainte a été déposée mercredi. Alors Frontières
modifie son article publié le samedi midi, ôte la reprise du tweet dévoilant nom et âge, et supprime ces deux mentions dans son texte (cf captures ci-dessous). Mais conserve le prénom de l'homme, le seul qui colle avec "l'origine nord-africaine", qualificatif également maintenu, tout comme les fameuses "mentions au Taj".
La capacité de nuisance d'un prénom étranger diffusé dans les médias n'est plus à démontrer. La presse de droite et d'extrême droite l'assume pleinement depuis l'affaire Crépol. C'est Valeurs Actuelles
qui conclut dès le 24 novembre 2023 : "Faut-il oui ou non donner le prénom
des personnes mises en cause dans des faits de délinquance ou des
crimes ? Pour résumer, la droite est pour, la gauche est contre."
Et Charlotte d'Ornellas deux jours plus tard qui écrit dans le
JDD
: "Force est de
reconnaître que les prénoms sont devenus un enjeu politique".
Elle déplore que les prénoms des premiers suspects arrêtés dans le cadre de l'enquête sur la mort de Thomas n'aient pas été diffusés par la plupart des médias, sinon par elle-même.
En fait, Valeurs actuelles
a commencé à distiller des prénoms, et Le Figaro
aussi. Le quotidien a livré le prénom du "principal suspect"
dès le vendredi. Faux-cul jusqu'au bout, dans un article mis en ligne quelques heures après, il a publié cinq autres prénoms tout en titrant sur "la délicate question"
de leur diffusion et en indiquant en intertitre le propos d'un procureur : "Un prénom n'apporte aucune information utile."
Tout en publiant six prénoms de suspects dans l'affaire de Crépol, avant
les premières mises en examen, la journaliste du Figaro
rappelle dans le même article que c'est le plus souvent lors de la mise en examen que la presse publie les identités. Mais cet usage ne s'est pas vérifié dans l'affaire du meurtre de Louise.
Une étonnante mansuétude
Malgré les aveux, la mise en examen et le départ en détention provisoire du principal suspect mercredi 12 février, aucun média n'a dévoilé son identité . Tous ont donné son prénom de tradition celte, mais son patronyme n'a été cité que sur des comptes de réseau social. Pourquoi une telle discrétion chez les médias dont les commentateurs se sont dit pourtant "sidérés", "sans voix"
particulièrement sur les médias de Bolloré comme Europe 1
?
"Si ce n'est pas moins monstrueux parce que son prénom est bien français (sic !)",
comme le dit une éditorialiste sur CNews, pourquoi ne pas faire comme d'habitude dans cette presse-là ? Est-ce vraiment pour préserver la présomption d'innocence que l'on continue de diffuser la photo ambiguë du suspect dissimulé dans sa doudoune, plutôt que ce portrait qui le montre à découvert, cheveu ras, chemise blanche boutonnée jusqu'au cou et visage de "type européen"
pour reprendre la terminologie policière dont les médias abusent hélas ? Pourquoi CNews
attend-elle le mercredi pour écrire le prénom du principal suspect, 24 heures après que Le Parisien
a publié "le scoop", alors que la chaîne avait cité le prénom du premier gardé à vue dès 14h samedi ? Pourquoi lui donne-t-on du "jeune homme"
alors qu'il a 23 ans quand d'autres sont dénommés "individus" à 17 ans ? Pourquoi ses antécédents sont-ils "de petits délits"
ou des "délits mineurs"
, quand il s'agit aussi de faits de violence ? Qu'est-ce qui pousse, enfin, BFMTV
à développer un long sujet sur la détention qui attend cet homme mis en examen et le possible "choc carcéral"
? S'intéresse-t-on ainsi d'habitude aux presque 20000 hommes placés en détention provisoire, y compris pour des délits sans gravité ?
Pas un rôdeur, mais un voisin
Visiblement, l'identité du suspect contrarie l'agenda de la presse réactionnaire. Et abîme au passage le fantasme du prédateur étranger qui menace les enfants. Ici, on semble avoir affaire à un meurtre dans un cadre quasi familier, de voisinage, dans lequel l'accusé est un homme de "bonne famille"
comme ont dit des témoins, bref un homme "normal, blanc"
comme soupirait déjà Coluche en 1974. Ce qu'une parente d'élève du collège de la jeune victime résume courageusement surBFMTV: "
C'est plus confortable
de coller le crime sur un marginal qui n'est pas du secteur. Là, c'est le choc d'apprendre qu'il s'agit d'un de nos voisins."
Enfin, il faudrait se poser la question de la publication du prénom des victimes -ou de ceux de leurs proches, puisqu'on a vu Le Figaro
révéler celui de la grande sœur de Louise le 11 février. Est-ce le besoin d'incarner, pour partager une empathie, ou y a-t-il une part de calcul mercantile ? Voire, une exploitation politique cynique, comme celle à laquelle s'était livré le clan Zemmour en 2022 en achetant des noms de domaine internet avec "Lola" dedans, trois jours après le drame ?
Il reste que l'exploitation à géométrie variable de ces noms d'enfants ou de jeunes filles, particulièrement, interpelle. Pourquoi le prénom d'Inès, tuée à l'âge de 15 ans, n'a-t-il pas défrayé l'actualité en décembre 2024 ? La Haute-Vienne est-elle trop éloignée ? Pourquoi la disparition de Sarah, 11 ans comme Louise, n'a-t-elle ému personne à part quelques médias régionaux ? Parce que l'homme qui l'a noyée dans le Rhône était son père? Les rôdeurs font peur. Pourtant, les enfants ont plus de risques d'être tués par l'un de leurs parents ou grands-parents, révèlent les statistiques du ministère de la Justice. C'est plus un fait de société qu'un sujet de basse politique. Moins passionnant pour les "charognards" sans doute.