Sous-occupation des logements : panique morale de la bourgeoisie médiatique

Maurice Midena - - Médias traditionnels - Quoi qu'il en coûte - 49 commentaires

Peu prolixe quand il s'agit de parler de l'explosion des inégalités ou de la gabegie des aides aux entreprises, une certaine éditocratie n'a pas manqué de s'émouvoir quand l'Insee a remarqué l'augmentation du nombre de foyers sous-occupés en France. Quand on dit qu'ils n'ont pas besoin de trois chambres d'amis, les bourgeois craignent pour leurs privilèges.

Il faut aimer l'Insee, saluer le travail de cette fourmilière de la donnée, ces forçats de la statistique, sans qui on serait bien en peine d'y voir grand chose dans le grand vrombissement de la macro et de la micro économie. Surtout, l'Institut national de la statistique et des études économiques, n'est pas seulement pourvoyeur de taux de chômage moribond, d'inflation galopante, ou de croissance morose ; il offre aussi des perspectives originales pour cerner l'état du monde social. 

Le 8 juillet, l'Insee publiait donc une étude qui annonçait "qu'un quart des ménages vivent dans un logement en sous‑occupation très accentuée",  c'est-à-dire dans des logements qui comptent au moins trois pièces de plus que le "minimum théorique", nous dit l'Insee - en gros, un couple seul a besoin de deux pièces selon l'Insee : une chambre et un salon (sans compter cuisine et salle de bain cela va sans dire) "Il s’agit le plus souvent de maisons individuelles occupées depuis longtemps par des propriétaires âgés n’ayant plus d’enfants à leur domicile. Le taux de sous‑occupation très accentuée atteint 41 % pour les maisons individuelles, écrivent les auteurs. […] La sous‑occupation très accentuée augmente depuis vingt ans avec le vieillissement de la population. Les habitants des logements sous-occupés sont le plus souvent satisfaits de leurs conditions de logement et seulement une minorité d’entre eux considère son logement comme trop grand. Ils souhaitent très rarement déménager."

Que n'avait pas dit l'institut !"Ah oui, alors les logements sont sous-occupés, et alors quoi ? vous voulez virer les gens de chez eux parce qu'ils ont une chambre d'amis ? Quand on a travaillé toute sa vie, ne peut-on pas profiter tranquillement de la maison que l'on a payé à la sueur de notre front sans que les cryptos-communistes de l'Insee ne veuillent nous en exfiltrer ?" Vous trouvez cette réaction exagérée ? Eh bien pas pour certains de nos plus éminents journalistes. 

Comme le 12 juillet, lors de ce duel au sommet sur LCI, entre l'éminent présentateur Darius Rochebin et le larcineur de jours fériés - alias le Premier ministre - François Bayrou. Dans un modèle d'interview offensive, cherchant à pousser le chef du gouvernement dans ses retranchements, Rochebin interpelle Bayrou: 

- Des gens se mettent au travail pour constater que des gens ont des trop grands appartements et des trop grandes maisons...

- Oui c'est n'import'quoi, note Bayrou

- Voilà, ponctue Rochebin dans un ricanement. 

- Je peux le dire de manière simple : on a le droit de vivre en France ! reprend Bayrou. On a le droit de choisir l'utilisation de ses moyens...

- C'est la moindre des choses, le relance Rochebin. Combien de mètres carrés est-ce que ça fait chez vous ? demande Darius, qui ne précise pas s'il parle en loi Carrez.

- Oh bah j'en sais rien ! répond notre Premier ministre décentré.

- Eh bah voilà moi je sais pas très bien non plus, mais en tout cas c'est pas hors-norme. Quand vous parlez de dérives bureaucratiques, c'est ça qui étonne un peu les gens. 

Et Bayrou de conclure que tout ceci, de la part de l'Insee, est "extrêmement nuisible".

Small talk de proprios

Il y a quelque chose dans cet échange qui sonne bizarre. On n'avait pas l'impression d'être face à une interview politique, mais plutôt dans un de ces podcasts ou des stars échangent sur la banalité de la vie, façonSmall Talk de David Castello-Lopez. Marrant cette impression, désagréable plutôt, de voir deux bourgeois en costume cravate discourir sur la taille de leur foyer. Arrivé à Paris en 2015, l'auteur de ces lignes a appris une chose : les gens qui ne connaissent pas la taille de leur appartement sont ceux qui n'en voient pas le bout. Il faut chérir le fait d'avoir de la place : oublier sa surface, voilà le luxe des grands propriétaires - les mêmes qui vous demandent des efforts de plus 40 milliards d'euros, qui pèseront lourd sur les malades, les chômeurs, en somme tous les précaires du pays, Alors que pendant ce temps, personne ne moufte ou presque sur les 211 milliards d'aides aux entreprises

Rochebin n'a pas été le seul à trouver exagéré qu'on s'intéresse à ses bureaux et dépendances. Deux jours plus tôt, dans son édito sur le plateau de Bonjour !, la matinale de TF1, l'éditorialiste Alba Ventura s'était aussi insurgée dans sa chronique : "Non mais de quoi je me mêle ? Cette étude est lunaire." Car de quoi parle-t-on pour Ventura ? "C'est que ces gens ont passé leur vie à bosser pour se payer une maison, parce qu'on parle pas de châteaux, on parle de maisons individuelles", eh oui madame Ventura, mais on serait tenté de vous dire que beaucoup de gens ont bossé toute leur vie mais n'arrivent pas avec une baraque plus vide qu'un essai de Jordan Bardella - c'est tout le principe des inégalités. "Moi je me pose ce genre de questions, poursuit-elle : c'est quoi un logement acceptable, à combien de mètres carrés ai je droit ? on va me faire payer une surtaxe contre les chambres inoccupées ? J'ai un double séjour : est-ce que ça compte pour une pièce de trop ? et ai-je le droit d'accueillir mes petits enfants pendant les vacances ? Non mais on va arrêter le délire cinq minutes ? Qu'on défende le droit au logement, au logement décent, qu'on se batte contre l'insalubrité, qu'on règle les problèmes de la construction, des logements laissés vacants pendant des années, oui, ça, ce sont des combats des vrais. En fait, ce qui est gênant avec cette étude Bruce, c'est que ce ne sont pas des données : c'est un jugement." 

Taxe sur la chambre d'amis

Ainsi vont les éditocrates, qui façon Florent Pagny, vous laisseront tout prendre, mais certainement pas leur liberté de penser - ni leur T6 avec vue sur le Champ-de-Mars, non mais oh ! ça va cinq minutes les cocos. On notera la double mauvaise foi de Ventura : d'abord, jamais, au grand jamais l'Insee ne suggère, ni ne subodore quoi que ce soit qui devrait laisser penser que l'Institut pousse pour un impôt sur les chambres d'amis.  Mais c'est ainsi que fonctionne la bourgeoisie : s'ils ont peur qu'on morde leur ligne, ils sortent tout grands leurs crocs.

En conclusion de son étude, l'Insee ne fait que s'interroger, sur ce que cette tendance va préfigurer de la façon dont les personnes âgées vivront le fait d'être seules dans leur baraque : "Il se peut […] que les seniors de demain quittent plus facilement leur logement devenu trop grand que ceux d’aujourd’hui, car ils ont été plus mobiles au cours de leur vie que les générations précédentes. Ainsi, en 2022, 67 % des ménages de 50 à 59 ans habitent leur logement depuis moins de 20 ans, c’est 6 points de plus qu’en 2006. De nouvelles formes d’habitat partagé émergent qui peuvent encourager le départ d’un logement sous-occupé ou améliorer son niveau d’occupation, tout en étant facteur de lien social. Mais elles sont encore peu répandues. En 2022, 4 % des personnes de 60 ans ou plus ne résidant pas en institution cohabitent avec des personnes autres que leur conjoint, enfants ou parents."

Voilà la seule chose que suggère  cette étude : dans un monde où il faudra être de plus en plus responsable écologiquement, plus sobre en somme, où la construction devra aussi aller de pair avec la rénovation énergétique du bâti, où nos vieux se retrouvent de plus en plus esseulés dans leurs dernières années et où des jeunes galèrent de plus en plus à se loger - voire à vivre décemment -, pourquoi ne pas envisager un autre partage de la propriété privée et du lien intergénérationnel ? Loin de vouloir seulement compenser la paupérisation des jeunes et la piètre gestion de la vieillesse dans nos sociétés par la béquille de la colocation, mais il faudrait y voir, au moins pendant des moments transitionnels de la vie, une possibilité de recréer du lien, du vivre ensemble, en somme, du partage d'expérience et d'insouciance, de savoir et de découverte. On est loin de la panique morale petite bourgeoise des Ventura et Rochebin, qui se sentent visés dans leur chair de nantis, par des statisticiens qui réfléchissent aux mutations socio-économiques de leur pays - ce pour quoi ils sont payés d'ailleurs. Pas sûr que TF1 paye ses éditorialistes pour qu'ils protègent leurs surfaces - ou peut-être bien que si en fait, très exactement. 

Le silence des chiens de gardes

Et par ailleurs, cette vision pas très radicale de la remise en vie sociale - aux allures bisousnoursesques pour les plus vissés à la propriété privée -, ne peut s'absoudre d'une réflexion profonde sur les logements vacants qui se multiplient (3 millions en France, en augmentation d'un million depuis deux ans), alors que de plus en plus de gens sont mal logés, pour ne pas dire à la rue. Une réflexion qui pourrait, par exemple, prendre le nom de "réquisition", pure et simple. Ce qui n'empêcherait pas par ailleurs la colocation. Ça aurait de la gueule tiens, des appartements haussmaniens, vue sur les jardins du Luxembourg, où une mamie de 85 ans partagerait sa cuisine avec une étudiante boursière habituée à vivre dans 10 mètres carrés sous les toits et un réfugié syrien tout droit sorti de son centre d'hébergement d'urgence. Pas sûr que ça plaise à Ventura et Rochebin. Mais ce serait marrant de leur demander. 

Et c'est marrant, Ventura qui explique quels sont les vrais combats (le logement décent, patati patata). C'est fou tous ces combats que l'on commence à avoir quand on a peur pour ses intérêts. Ici réside la seconde dimension de la mauvaise foi des chiens de garde : car cette même Insee, deux jours avant son étude sur l'occupation des logements publiait une autre étude, sur laquelle on n'avait pas trop entendu ni Ventura ni Rochebin, ni grand monde à vrai dire chez les éditocrates à la petite semaine : "Le taux de pauvreté atteint 15,4 %, son plus haut niveau depuis le début du décompte en 1996. L’écart entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres s’est creusé, proche de celui du début des années 1970."pouvait-on lire dans le Monde. Et ce qu'il y a de bien avec les études de l'Insee, c'est qu'on peut les faire dialoguer ensemble : en 2020, on racontait qu'en France, 5 millions de personnes vivaient dans un logement sur-occupé. Le thème de la chronique de Alba Ventura au lendemain de la publication de l'étude sur l'augmentation du niveau de pauvreté ? Bayrou, qui souhaite "redonner du pouvoir" aux préfets

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