Philippe Aghion, enfant prodige de l'économie, après Zucman le terrible

Maurice Midena - - Médias traditionnels - Quoi qu'il en coûte - 33 commentaires

La classe politique et médiatique a salué l'obtention du "prix Nobel" d'économie par le français Philippe Aghion. De quoi nous rappeler que ce n'est pas le travail qui fait le bon chercheur, mais l'idéologie qui fait le bon économiste.

Il faut savoir faire la différence entre les bons et les mauvais économistes. Par exemple Gabriel Zucman, fieffé idéologue désireux de spolier les faiseurs de richesse : mauvais économiste — méchant même, vilain défenseur de l'égalité devant l'impôt. Philippe Aghion en revanche : bon économiste, gentil monsieur qui prône l'innovation, et qui vient donc d'être nommé "prix Nobel" d'économie, en même temps que  l'Américano-Israélien Joel Mokyr, et le Canadien Peter Howitt pour leurs travaux sur l'impact des nouvelles technologies sur la croissance économique.

Aghion, 69 ans, et Howitt, 79 ans, sont récompensés "pour leur théorie de la croissance durable à travers la destruction créatrice". La destruction créatrice, ce concept développé par l'économiste Schumpeter selon lequel "de nouvelles innovations remplacent et rendent obsolètes, sur les marchés, des innovations plus anciennes et conduit les moins productives à disparaître."

Aghion est un bon économiste parce qu'il est d'abord, un académicien reconnu. Il est certain que ce chercheur, enseignant au Collège de France, docteur à Harvard, chargé de recherche au CNRS n'est pas un lapin de six semaines. Tout comme Zucman, médaille Clark - prestigieux prix d'économie - ne l'est pas. 

C'est là qu'il faudrait être un peu précis : qu'est-ce qu'un vrai bon économiste ? C'est un chercheur adoubé par la doxa libérale. Bizarrement, on n'aura entendu ni Bernard Arnault, ni Michel-Edouard Leclerc, ni personne dans le camp du capital  s'émouvoir du "Nobel" d'Aghion. Ces mêmes grands noms de l'économie n'ont en revanche pas hésité à donner leur avis sur le pedigree de Zucman. Pour comprendre ce qu'est un économiste comme il faut, on peut aussi écouter l'éditorialiste Nicolas Bouzou. Quand Aghion gagne le Nobel, Bouzou dit "bravo" ! Quand Zucman défend sa taxe sur les hauts patrimoines : "La taxe Zucman est un révélateur de la stupéfiante méconnaissance des mécanismes de base de l'entreprise et de la finance d'une partie des universitaires et de la classe politique. Une dangereuse incompétence."

Aghiongraphie

Et il n'y a pas que Bouzou. Le reste de la presse libérale n'a pas tari d'éloges au sujet de l'économiste. Philippe Aghion," le Prix Nobel d'économie qui préfère la croissance à l'impôt", s'enchante le Figaro, qui ne s'embête pas avec la didactique minimale selon laquelle l'un n'empêche pas l'autre. Aghion est également mobilisé par l'Express en septembre pour battre en brèche les "dix mensonges qui minent la France" en matière d'économie, donnant la parole pour y répondre, "aux meilleurs économistes" — comprenez : "Pas à ces nullos d'économistes hétérodoxes."

 L'hebdomadaire, propriété de l'homme d'affaires Alain Weill, s'interrogeait dans ce dossier sur l'affirmation qui circule dans les médias selon laquelle l'Etat file 211 milliards d'aides aux entreprises sans contrepartie ni contrôle — le journal oublie de dire que ce chiffre est issu d'une enquête sénatoriale et met ça dans la bouche de Sophie Binet la méchante secrétaire générale de la CGT. Le bon Aghion, lui, dit que ce chiffre, c'est de la fumisterie, qu'il est "trompeur",  car "il inclut des dispositifs fiscaux qui ne sont pas à proprement parler des aides. C'est le cas notamment des 75 milliards d'allègements de cotisations sociales c'est-à-dire de baisses de charge : elles sont présentées comme des aides aux entreprises alors que ce sont des aides à l'emploi." Et oui, car les gentils économistes, ils expliquent que faire moins payer les entreprises pour la sécurité sociale, c'est bon surtout pour les travailleurs qui seront moins bien protégés ! Et pas du tout pour leurs profits ! Bien vu ! Vive la flexisécurité

Une imposture

Bref, si Aghion a pignon sur rue, c'est qu'il suit les politiques dominantes. Mieux : c'est lui, en France, qui les a inspirées. Ainsi Mediapart rappelle qu'Aghion n'est autre que "l'inspirateur néolibéral de Macron", qu'il avait rencontré dans le cadre de la commission Attali "pour la libération de la croissance française" — on avait pas peur des mots à l'époque — en 2007, avant de le retrouver pour conseiller François Hollande pour sa campagne de 2012. Pour enfin devenir le conseiller de Macron pour sa campagne en 2017. 

Aghion est donc une des éminences grises d'un président de la République qui a mené le pays à la déroute, sans maitrise des finances publiques, avec ses baisses des recettes comme autant de cadeaux aux plus riches et aux grandes entreprises, et le détricotage du modèle social français. Pour vous donner une idée des errances intellectuelles du "prix Nobel" : il a même soutenu à la fin des années 1990, l'idée qu'il existait une chose pareille à la théorie du ruissellement — comme l'a remarqué Mathias Tépot dans Mediapart. De son côté, le chercheur Charles Thibout a expliqué sur Linkedin qu'Aghion "est parmi ceux dont les travaux furent le plus mobilisés pour délégitimer toute tentative de régulation des grands acteurs du numérique, dès la fin des années 2000, en France comme à l'échelle de l'Union européenne." Ainsi vont les limites de son shumpeterisme : la destruction créatrice détruit, et crée surtout des monopoles.

En réalité, pourtant, Aghion n'a pas reçu de prix Nobel d'économie, mais, selon l'intitulé officiel, le "prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel". Comme l'écrivait le Monde diplomatique dès 2004, qualifiant ce prix remis par une banque "d'imposture"Alfred Nobel n'avait que peu d'estime pour la matière économique, ne l'estimant pas comme une science. D'autant que le prix économique qui en a été inspiré a survalorisé les économistes américains et les néolibéraux : jusqu'en 2004, près d'un tiers de ses lauréats sont issus de l'école de Chicago, celle-là même qui a offert au monde les doctrines économiques de Pinochet, Reagan et Thatcher.

Le problème du prix de la Banque de Suède n'est pas seulement de décorer trop souvent les mêmes profils. Il faut trop mal connaitre les sciences sociales ou trop mal les aimer pour les disqualifier d'emblée. (La grandeur de l'économie, comme de bien d'autres sciences dites humaines, est qu'elle est forcément pleine de discordes, de tâtonnements, de résultats si incertains qu'on ne peut en faire des plans sur la comète. Mais qui nous aide, tout de même, à comprendre, non pas le monde tel qu'il va être, mais tel qu'il a été, ou qu'il pourrait être.) Le problème, c'est sa prétention de vouloir faire de l'économie une science "dure", à l'image des économistes néo-classiques qu'elle a trop souvent valorisés. En 2004, la futurologue écologiste Hazel Henderson écrivait dans le Diplo : "Un médecin encourt un procès s'il commet une faute dans le traitement d'un malade; des économistes peuvent, par leurs mauvais conseils, rendre un pays malade en toute impunité." En 2025, en sus de l'impunité : on les décore encore. 

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