Victorine : 4 ans après sa mort, le roman-photo indécent de M6

Sherlock Com' - - Déontologie - Plateau télé - 13 commentaires

Il est temps de leur rendre hommage. Charlotte (la "journaliste-enquêtrice"), Jean-Michel (l'accessoiriste bon marché) et Romain (le caméraman qui filme au ralenti) sont des professionnels du roman-photo voyeuriste. A chaque nouveau crime, ils rappliquent aussitôt. Cette semaine, pour M6, ces spécialistes se sont penchés sur l'affaire Victorine Dartois, une jeune femme de 18 ans, tuée en 2020 à Villefontaine (Isère), alors qu'elle rentrait chez elle. A l'époque, TF1, M6 et BFMTV avaient largement couvert cette affaire. Quatre ans après, à quelques semaines du procès de celui qui a avoué le crime, M6 récidive. Avec toujours les mêmes recettes douteuses: reconstitutions indécentes, récit sensationnaliste, témoignages inutiles. Et cette sensation que lorsque la télé s'empare d'un fait divers, son exploitation médiatique est sans limite.

Fallait bien s'accrocher aux accoudoirs de son canapé pour tenir six heures devant l'écran de télévision. Mardi 5 novembre, M6 a proposé une soirée dédiée au crime avec la nouvelle fiction "Murder Club" (tout est dans le titre), suivie de trois documentaires consacrés à des disparitions de jeunes femmes. Du fait divers en continu, de 21h à 2h du matin ? Chouette.

L'un des documentaires diffusé sur M6 ce mardi 5 novembre raconte l'histoire de Victorine Dartois. Cette jeune femme de 18 ans a été tuée le 26 septembre 2020, alors qu'elle rentrait chez elle à pied après une sortie entre amis. L'auteur présumé des faits, qui a avoué son crime à un ami, a rapidement été arrêté et mis en examen pour "enlèvement", "séquestration" et "meurtre précédé d'une tentative de viol". Quatre ans après les faits, le procès doit s'ouvrir le 25 novembre prochain.

Un jugement dans 3 semaines ? Quelle plus belle occasion que ce procès pour revenir en détail sur cette affaire. C'est sans doute ce que se sont dits les programmateurs du groupe M6 avec la diffusion de ce documentaire sobrement intitulé "Victorine, la mort au bout du chemin". Au bout du chemin ? Oui, on est passé un peu vite sur le récit de cette disparition.

Un meurtre en roman-photo

Sachant qu'aucun enquêteur ne s'exprime dans le documentaire, que les parents de Victorine n'ont jamais accordé d'interview depuis la mort de leur fille, que la famille de l'auteur présumé ne s'exprime pas non plus, qu'il n'y aucune image du crime et qu'on ne sait pas vraiment ce qu'il s'est passé, le challenge était de taille pour que M6 parvienne à réaliser un documentaire de 65 minutes. 65 minutes ! Une prouesse réalisée grâce à Charlotte (la réalisatrice, spécialiste police-justice), Jean-Michel (un accessoiriste qui travaille avec des bouts de ficelle) et Romain (un caméraman qui filme tout au ralenti,  à hauteur de pied). Vu le résultat à l'antenne, on peut supposer que ces as du roman-photo n'ont pas été trop bridés par des considérations déontologiques.

Ce samedi 26 septembre 2020, il est donc 18h55 quand Victorine rentre chez elle à pied après avoir raté son bus.

On ne connaît pas son chemin exact, on sait juste qu'elle a été agressée sur le trajet. Pour illustrer cette agression, Jean-Michel, l'accessoiriste de M6, a eu une brillante idée. Reconstituer la scène par une chute de boucles d'oreilles.

Oui, on vous prévient d'emblée, à défaut d'avoir des infos, ça bosse dur sur la mise en scène chez M6. Deux jours après sa disparition, le corps de Victorine a été retrouvé près d'un ruisseau. Et qui dit ruisseau, dit affaires personnelles qui flottent...

La jeune femme est morte noyée, et elle a vraisemblablement été étranglée. L'horreur. On imagine la détresse des parents quand ils ont appris la mort de leur fille. On imagine seulement, car c'est vraiment pas de chance pour M6, depuis la mort de Victorine, les parents n'ont jamais accordé d'interview à la presse. 

La chaîne a tout de même réussi à exhumer un son : 24h avant la découverte de son corps, les parents avaient exprimé l'espoir de la retrouver vivante au micro de RTL (radio appartenant au groupe M6). Rajoutez-y une bougie et une photo, et ça fera l'affaire.

Et c'est comme ça pendant tout le récit de ce fait divers. Les parents n'ont pas témoigné ? On exhume un extrait sonore. Les enquêteurs n'ont pas accordé d'interview à M6 ? Les grandes étapes sont résumées avec des post-it sur un mur.

Biberon, Whisky et cocaïne : le portrait-robot du suspect

Deux semaines après la mort de Victorine, un témoin se rend à la gendarmerie et déclare qu'un ami proche, un certain Ludovic Bertin, a confié avoir commis le crime. L'auteur présumé des faits est un père de famille de 25 ans, un peu alcoolique, toxicomane et violent. Autant de caractéristiques qui ont bien inspiré l'équipe de choc de M6…

Au cours de l'enquête, on apprend également que cet individu est aussi poursuivi pour viol dans une autre affaire. Là, vous vous dites, non, ils ne vont pas oser... Eh bien si. Pour M6, un viol en roman-photo s'apparente à un lancer de soutien gorge sur une chaise, puis un zoom sur des talons aiguilles rouges renversés (c'est bien connu, une femme qui a été victime d'un viol porte forcément des talons aiguilles rouges).

Des mises en scène indignes, bien servies par une voix off en roue libre. Pendant le visionnage, on a quasiment sursauté à chaque phrase : "Voici l'histoire d'une disparition inquiétante qui a ému la France entière et pour cause, elle pourrait arriver à n'importe qui" (sic). "Cette disparition est d'autant plus incompréhensible que Victorine fait l'unanimité autour d'elle" (à la différence d'autres victimes). Celle-ci est décrite comme une "jeune fille au visage d'ange et aux yeux bleus profonds" (argh). Tout au long du documentaire, la voix off enfile des poncifs comme on enfile des perles : "Si Victorine n'avait pas raté son bus ce jour-là, il ne se serait sans doute rien passé (...) Suite à ce fâcheux contretemps a priori anodin, Victorine prend une décision qui va lui être fatale". Bref, "la mort est au bout du chemin".

Un récit ponctué par de pseudo-experts

Ce récit est complété par le témoignage de pseudo-experts pour faire le lien entre les différentes séquences. On croise par exemple un "chroniqueur judiciaire"...

Un "chroniqueur judiciaire" dont le fonds de commerce est de couvrir tout ce qui ressemble à un fait divers médiatisé (on le retrouve dans les deux autres docs diffusés sur M6 le même soir) et qui est régulièrement invité chez Hanouna dans TPMP.

Dans le documentaire, on rencontre également Bernard, le médecin légiste.

Il n'a évidemment pas procédé lui-même à l'autopsie, mais il a du temps Bernard, beaucoup de temps. Et il aime les caméras. Voilà pourquoi il apparaît dès qu'il y a un mort (après un meurtre, un crash d'avion, une découverte macabre).

Il est tellement dispo qu'il peut faire ses duplex en direct de sa voiture.

Dans le documentaire de M6, on croise enfin Stéphanie, la psy qui ne connaît pas l'auteur présumé du crime mais qui a quand même un avis…

Une experte télé, elle aussi. Sa spécialité ? N'importe quelle affaire criminelle, tant qu'il y a des caméras : Lola, Justine, Lelandais ou le "cannibale de Berlin". Elle a d'ailleurs longtemps officié dans la quotidienne "Crimes et faits divers" présentée par Morandini, c'est dire ses compétences.

Oui, le fait divers à la télé est une véritable industrie. Tout un petit monde de professionnels de l'indécence gravitent autour de ces programmes. Et s'il y en a autant, c'est parce que ça fonctionne. Un succès d'audience qui repose notamment sur une programmation opportuniste (trois semaines avant le procès), mais aussi sur la réactivité des chaînes. Car voyez-vous, ce n'est pas la première fois que la télé s'empare de ce fait divers. En 2020, Sept à huit (TF1) et 66 minutes (M6) avaient consacré deux longs reportages à cette affaire, trois semaines seulement après le drame. Dans un laps de temps aussi court, inutile d'insister sur la faible plus-value journalistique de ce type de documentaire.

La promo du doc de M6 sur BFTMV

Dans ce marasme médiatique, une séquence a attiré notre attention. Le 2 novembre, BFMTV a invité la réalisatrice du documentaire de M6, venue sur la chaîne d'info pour faire la promo de son œuvre.

A côté d'elle, l'avocat du principal accusé est venu rectifier certaines informations concernant son client.

Un débat intitulé "La noyée de Villefontaine", co-animé par l'incontournable Dominique Rizet, le journaliste police-justice de BFMTV.

Un dossier qu'il connaît par cœur puisqu'il a couvert cette affaire dès les premières heures de la disparition de Victorine.

On vous épargne le détail de ces 25 minutes d'échanges sur BFMTV, mais c'était une parfaite mise en abyme des limites journalistiques de ces programmes de fait divers. Face à la journaliste de M6, l'avocat a dézingué les approximations et les erreurs du roman-photo. "L'avantage d'une instruction, c'est que le juge va chercher tous les éléments", tacle l'avocat qui souligne que la journaliste n'a pas eu "accès à la procédure" et que "les éléments qui sont recueillis de manière non-contradictoire" doivent être pris avec beaucoup de distance. Un point pour l'avocat. Dans le même temps, quand celui-ci rentrait trop dans le détail pour défendre son client, le journaliste de BFMTV se voyait dans l'obligation de l'interrompre : "On ne va pas faire la Justice sur ce plateau". Illustration par l'absurde de l'inutilité de cette émission.

Si la télé ne peut évidemment pas faire le procès avant l'heure, ni couvrir convenablement une affaire judiciaire faute d'avoir eu accès au dossier d'instruction, reste une dernière option que les chaînes de télévision peinent à envisager : attendre sagement un procès avant de raconter n'importe quoi. Celui-ci débute le 25 novembre. Et vu les dérives journalistiques constatées dans le traitement de cette affaire, on pressent bien que la télé n'en a pas encore fini avec Victorine.

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