M6 : "Changer de job, le grand saut"... dans le macronisme

Sherlock Com' - - Plateau télé - 39 commentaires

Céline et Nicolas ont tellement de chance. M6 leur a mis à disposition trois "experts" pour qu'ils changent de vie. Démotivés par leur métier, ils vont connaître une reconversion professionnelle expresse grâce à ce nouveau programme télé, baptisé "Changer de job, le grand saut". Un grand saut qui donne le vertige par la perversité du dispositif télé : mise en scène infantilisante, passivité imposée au salarié en reconversion (on va jusqu'à lui bander les yeux pour faire le trajet vers son nouveau lieu de travail dont il ignore tout) et séquence tire-larmes en famille. Un programme dont la philosophie colle assez bien avec les réformes macronistes du marché de l'emploi. Bienvenue dans la télé Macron-compatible.

C'est un peu un soulagement pour elle et sa famille. Aujourd'hui, Céline change de métier.

Cette mère de famille de 36 ans exerçait la profession d'assistante comptable depuis 14 ans. "Les chiffres, les factures, et la solitude : elle est arrivée au bout de ce métier", nous explique une voix off. C'est long, 14 ans quand on n'aime pas son job. Alors forcément, quand elle signe sa lettre de démission pour entamer un nouveau chapitre de sa vie, c'est un grand jour que les caméras de M6 ne pouvaient pas rater.

Un moment important partagé avec Marie Portolano, une animatrice de M6 qui s'y connaît en reconversion : elle est passée des sports de Canal+ à l'animation du Meilleur pâtissier sur M6, avant de rejoindre France 2 pour présenter Télématin.

Invitée par l'animatrice à exprimer ses émotions, Céline apparaît bouleversée : "Plus rien ne sera pareil, c'est fini, je change ma vie de tout au tout", "Ça explose dans mon cœur".

Si Céline est aussi émue, c'est parce qu'elle est un peu inquiète : "Ça me fait très peur", dit-elle. Ah bon, mais pourquoi ? Ah oui, on a oublié de vous dire un truc : Céline ne démissionne pas parce qu'elle a trouvé le job de ses rêves. On la pousse à signer une lettre de démission sans savoir ce qu'il y aura derrière.

Cette mise en scène décidée par la production a pour but de mettre la pression sur la candidate. Car voyez-vous, avant d'accompagner Céline dans la recherche de son nouveau job, Portolano aimerait s'assurer de sa motivation. Dit autrement par l'animatrice, en voix off : "Elle va rencontrer mes experts qui vont tout faire pour lui trouver le job qui lui correspond le mieux. Mais avant, j'ai besoin de m'assurer de sa motivation et d'un geste fort de sa part, qui va lui permettre un vrai pas vers sa nouvelle vie."

Ah bah oui, faut la pousser un peu, Céline, sinon, vous pensez bien, elle ferait rien de sa vie.

À l'écran, c'est en fait Portolano qui dicte à Céline sa lettre de démission : "Objet, deux points, démission"... Emploi "exercé depuis le…"

On vous laisse apprécier la suite du dialogue :

Les larmes, ça fait visiblement partie du cahier des charges de l'émission.

Conclusion de l'animatrice : "Céline remet entre nos mains son avenir. Cette lettre de démission, je vais la garder précieusement et à la fin de l'expérience, Céline nous annoncera si elle décide de l'envoyer à son employeur actuel pour quitter son travail officiellement ou de la déchirer."

Bienvenue dans Changer de job, le grand saut. La nouvelle émission de M6, où les femmes sont censées passer du lavage des sols à l'arrosage des plantes (d'après le visuel un peu malheureux du programme).

Suivre l'avis des experts (les yeux fermés)

Diffusée le mercredi soir, cette nouvelle émission est intercalée entre deux programmes qui mettent en valeur les investisseurs et les patrons : Qui veut être mon associé ? et Patron incognito. Deux programmes que nous avions déjà chroniqués…

Dans Changer de job, le grand saut, M6 s'attaque au sujet de la reconversion professionnelle. Un enjeu important, comme le rappelle Portolano en introduction de l'émission : "On passe presque le quart de sa vie au travail, près de 100 000 heures. Y être épanoui est perçu comme un luxe. Et si on n'a pas eu la chance de faire les bons choix, au bon moment, au début de sa vie professionnelle, il peut paraître insurmontable de changer, même si nous y sommes malheureux. Le mal-être au travail touche 40% des Français aujourd'hui."

Face à ce problème de société, la chaîne a décidé d'agir : "Il y a quelques mois, nous avons mis une annonce à l'antenne de M6 afin de rencontrer des personnes avec l'envie d'un nouveau départ. Et en 24h, nous avons reçu plus de 6 000 candidatures." Sur ces 6 000 candidatures, trois candidats ont été retenus par la chaîne (on n'est pas chez Pôle emploi, hein).

Dans les deux premières émissions, diffusées les 21 et 28 février, on a pu suivre la reconversion de Céline, mais aussi celle de Nicolas, un contrôleur SNCF de 47 ans qui souhaite changer de métier pour être plus présent à la maison, auprès de ses enfants.

Pour leur trouver le job de leur rêve (et savoir s'ils vont poster la lettre de démission qu'on leur a dictée au début du programme), Portolano est entourée de trois experts : une "chasseuse de tête", une "coach en reconversion" et un "investisseur" (déjà croisé dans Qui veut être mon associé ?).

Des "experts" qui vont analyser les profils de Céline et Nicolas en un temps record ! Un simple questionnaire, deux tests effectués dans la même journée (un "arbre de vie" à compléter, un "puzzle des possibles" à reconstituer), et c'est plié !

Sans oublier l'analyse au doigt mouillé du CV, comme celui de Céline qui a visiblement eu du nez en choisissant sa photo, si l'on en croit les commentaires des "experts" : "C'est une femme qui sait ce qu'elle veut", "Elle a une posture positive, une posture engageante", une posture "J'ai envie d'y aller, je vais de l'avant".

A l'issue de cette journée, les "experts" définissent alors le métier adéquat à chacun des candidats en reconversion. Oui, le métier, au singulier, car les "experts" de M6 ne vont pas demander leur avis à Nicolas et Céline, ni leur faire plusieurs propositions. Chacun va découvrir, pendant un mois, un seul métier.

Mieux : ils vont se rendre sur leur nouveau lieu de travail les yeux bandés.

A Nicolas, les "experts" vont proposer de troquer son métier de contrôleur SNCF pour celui d'auxiliaire ambulancier. A Céline, les "experts" proposent un poste dans une société de fabrication de décors pour des spectacles et des concerts, vu qu'ils ont décelé en elle son côté créatif. Un mois de période d'essai pour changer de vie.

Mais encore ? Eh bien, pas grand chose. Car si Changer de job, le grand saut est présenté comme un "magazine de société" dans les programmes télé, ne comptez pas trop sur cette émission pour découvrir de nouveaux métiers. Sur 1 h d'émission, on ne suit les candidats à la reconversion que 20 minutes dans leur nouvel environnement de travail.

C'est bien le parcours personnel de Céline et Nicolas, leur choix de vie, les émotions qu'ils traversent, qui intéressent avant tout la production. Ce sont les artifices de mise en scène (que ce soit la signature de la lettre de démission, le trajet avec les yeux bandés ou le suspense de la décision finale) qui occupent principalement Portolano et ses amis.

reconversion expresse

Ce qui frappe au visionnage de ces deux émissions, c'est la facilité avec laquelle Céline et Nicolas font leur reconversion professionnelle. Tout est formidable : c'est "juste un rêve", ils sont "sur un nuage". Pour Céline, "c'est le bonheur, c'est un rêve qui ne fait que commencer" (ça ne fait pas 1 h qu'elle est dans l'atelier). Elle est même "plus heureuse que jamais", d'après la voix off.

Même chose pour Nicolas : à peine est-il arrivé dans la société qu'il est déjà "ému et plus motivé que jamais" alors qu'il n'a pas encore commencé ce nouveau travail.

C'est ça la magie de la reconversion de M6 : c'est facile, c'est linéaire, tout se passe bien. Les "experts" ont décidé pour eux, sur la base de tests expéditifs effectués sur une journée, et ils ont eu tout bon. Une démarche à l'exact opposé d'un véritable suivi professionnel. Dans le cadre d'un projet de reconversion professionnelle, un bilan de compétences ne s'effectue pas en une journée mais s'étale au contraire sur plusieurs jours, notamment pour laisser le temps à la personne concernée de réfléchir à son projet.  Dans la vraie vie, les "experts" sont des conseillers qui accompagnent, au lieu d'être en position de surplomb. Ils n'imposent pas leur choix, c'est l'inverse : c'est au salarié d'être pro-actif dans son projet de reconversion. 

Ils sont forts sur M6. On a l'impression qu'ils ont voulu reproduire l'idéal du macronisme et des patrons : des sachants (les "experts") disent aux employé·es où ils doivent aller, sans leur demander leur avis (direction l'entreprise, les yeux bandés). Ils vont être placé·es dans des secteurs en fonction des besoins de l'employeur. Le tout en un temps record, car l'objectif de cette émission, qui a très bien marché auprès des "jeunes" malgré l'heure tardive (30% de part de marché sur les 15-34 ans), c'est bien de démontrer qu'on peut se reconvertir rapidement. Sans même une formation qualifiante, dans le cas de Céline, puisqu'elle va être formée sur le tas, pour répondre aux besoins spécifiques de l'entreprise. In fine, ses compétences acquises seront moins transposables et valorisables pour un autre emploi. Mais peu importe, il faut aller vite. Tout est une question de volonté, couplée avec un certain sens du sacrifice.

Ah oui, parce que tout n'est pas parfait dans ce processus de reconversion. Pendant son immersion, Nicolas découvre que le job d'auxiliaire ambulancier est mal payé. Pour ne perdre que 300 euros par mois par rapport à son ancien salaire, il faudrait qu'il travaille environ 200h par mois. C'est bête que les "experts" de M6 ne lui aient pas dit avant.

Lors de l'entretien final, ils tentent de le convaincre d'accepter. "En même temps, quand on fait une reconversion professionnelle, on est obligé de démarrer par une rémunération qui est un petit peu plus faible", lui explique la coach de l'émission.

Finalement, Nicolas ne cède qu'à moitié : il veut bien démissionner, mais pas tout de suite. Il va d'abord passer un diplôme d'État d'ambulancier pour être mieux payé. Il a eu chaud.

De son côté, Céline, qui est divorcée, avait demandé un poste à 80% pour s'occuper de ses enfants, notamment les mercredis. "Pour elle, c'est vraiment important", relève la chasseuse de tête au début de l'émission. Eh bien, devinez quoi ? C'est pas de bol, son principal critère n'a pas été respecté par les "experts" de M6 : c'est bien un temps plein que lui proposent les "experts" avec des horaires pas vraiment adaptés pour sa vie de famille. Ce qui ne lui convient pas : "Je culpabilise un petit peu car j'ai l'impression de ne pas avoir de temps pour les garçons, explique Céline face caméra. Je passe moins de temps avec eux, et ce temps-là, il est précieux parce que personne ne me le redonnera."

Oui, mais voilà, elle ne peut pas vraiment refuser. Un peu à l'image des réformes successives de l'assurance chômage et du durcissement des sanctions en cas de refus d'offres d'emplois, tout le dispositif est implacable et incite très fortement à accepter le nouveau job.

Un emploi et des larmes

Au bout de deux semaines, Marie Portolano se déplace dans l'atelier de décoration pour un premier bilan avec Céline. Et face aux doutes de Céline liés au manque de temps passé avec ses enfants, l'animatrice de M6 a prévu de sortir l'artillerie lourde.

On vous laisse apprécier la scène.

Portolano (à propos des mercredis travaillés) : "Tu culpabilises ou pas ?"

Céline : "Un peu, parce que j'ai l'impression d'avoir abandonné mes enfants."

Portolano : "Donc ça, c'est le point négatif, mais concrètement, tu ne peux pas cocher toutes les cases. C'est ce que disaient les coachs : il faut faire des concessions".

Céline : "Ce n'est pas anodin. Là, ça fait peur."

Portolano : "J'ai quelque chose à te montrer"

Ça se passe sur l'écran à côté : M6 lui montre les témoignages de ses proches…

Mais aussi de ses enfants, cachés dans une cabane. Un membre de la famille leur demande s'ils sont contents que "maman, elle soit heureuse" avec son nouveau travail.

Et si cela signifie ne plus passer de mercredi ensemble, l'aîné finit par lâcher : "Eh bien, on continuera comme ça".

Portolano n'a plus qu'à finir le job : "Moi ce que je ressens, en voyant ça, c'est une famille et des amis qui te disent : «Pense à toi, on est là pour toi». Et t'as vu, même ton grand fils dit que si ça te plaît, on restera comme ça. Moi, je trouve ça génial." Génial oui, sauf qu'elle avait bien demandé à être à 80% au début de l'émission.

Commentaire en voix off : "Céline fera-t-elle le choix de garder son nouveau travail qui la passionne tant ? Ou choisira-t-elle de retourner dans son ancien métier de comptable avec des horaires plus en adéquation avec sa vie de famille ? Il lui reste une semaine avant de prendre sa décision." Oui, les choix de Céline sont assez limités, et pour cause : on ne lui a proposé qu'un seul job.

Dispositif télé implacable : elle ne peut pas refuser. D'ailleurs, elle n'a pas refusé, elle a démissionné. Comme quoi, ce n'est pas si difficile de se reconvertir, d'accepter un boulot qui ne correspond pas à son premier critère (avoir du temps avec ses enfants). Ce n'est pas si difficile de se reconvertir, il suffit juste de fermer les yeux et de mettre un bandeau. Pour être tout à fait certain qu'elle ira au bout, Portolano a quand même accompagné Céline jusqu'à la boîte aux lettres pour s'assurer qu'elle envoie bien sa lettre de démission. On n'est plus à un artifice infantilisant près.

Une bien belle émission, au message très clair : se reconvertir, c'est aussi simple que de traverser la rue pour chercher un job. Il suffit juste de se bouger un peu.

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