Les "Traitres" de M6 : un "Fort Boyard" macabre (mais quand même utile en politique)
Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 31 commentairesEt si on demandait à une ancienne députée de s'enchaîner dans une cave pour répondre à une devinette ? C'est l'une des idées saugrenues trouvées par M6 pour la saison 4 des "Traîtres". Ce programme, qui reprend le principe du jeu du Loup-garou où des "loyaux" (les gentils) doivent démasquer des "traîtres" (les méchants), est un vrai succès d'audience. Mensonge, manipulations, épreuves dans une morgue : rarement une émission n'aura autant atteint les limites du mauvais goût. Une sorte de "Fort Boyard" macabre… mais pas sans intérêt quand on baigne dans la politique.
Jeudi 3 avril, quelque part dans le Doubs.
Ce soir-là, vingt nouvelles personnalités se dirigent vers le Château de Bournel dans le Doubs.
Son propriétaire d'un soir, l'"animateur-magicien" de M6, Eric Antoine, est ravi. Il n'a pas eu de mal à trouver vingt nouvelles personnalités pour participer à la saison 4 des "Traîtres"
, le programme de M6 inspiré du jeu de société "Loup-garou"
. Vingt personnalités sans doute motivées par la très bonne exposition médiatique qu'offre ce programme suivi par près de 2 millions de téléspectateurs en moyenne pour les premières saisons (1,6 million pour cette saison 4 en cours de diffusion).
Sur la route qui les mène vers le château, l'ambiance est bon enfant, les candidats font preuve d'une certaine insouciance. "Ils vont peut-être nous faire un accueil comme en club de vacances, avec le petit cocktail"
, se demande un candidat. Presque. Car à moins de 2km de l'arrivée, ça se gâte.
Éjectés du véhicule par des personnages masqués, les candidats sont recouverts d'un sac en toile de jute.
Les candidats sont ensuite exfiltrés dans un camion militaire.
Direction le lieu de la première épreuve...
Camion militaire, sac sur la tête, chaînes... Oui, sur M6, on s'est dit que c'était une bonne idée de reprendre l'imaginaire des prisonniers de guerre (comme ici ou là) pour une émission de "divertissement". Un choix narratif de très bon goût, qui donne le ton du programme.
Morgue et devinette
Sur le papier, le principe de l'émission est assez simple : pendant dix jours, vingt personnalités, parmi lesquelles trois sont secrètement désignées comme "traîtres" par la production, cohabitent dans un château. Objectif des traîtres ? Eliminer les autres participants, appelés les "loyaux"
, sans se faire démasquer.
Deux moments clés ponctuent le programme : chaque nuit, le conseil des "Traîtres" se réunit pour éliminer un "loyal".
Le lendemain, lors d'une "table ronde", les loyaux qui ont survécu tentent d'identifier et d'éliminer les traîtres. Ce qui n'est pas une mince affaire : les "loyaux" se trompent la plupart du temps en éliminant l'un d'entre eux, pensant que celui-ci était traître.
Entre ces deux réunions, les candidats participent à des épreuves pour gagner de l'argent pour le pot commun et découvrir des indices afin de deviner la véritable identité des uns et des autres. Des épreuves qui ressemblent parfois aux énigmes de Fort Boyard…
Mais ce qui fait l'identité de ce programme, ce ne sont pas les énigmes (ou les duels au chamboule-tout) mais bien les épreuves macabres ou censées repousser les limites des candidats.
Oui, dans les "Traitres", on aime bien enterrer vivants les candidats...
Ou alors on les enferme dans une chambre froide...
Pour le délivrer, les candidats doivent trouver des indices sur des cadavres en un temps limité...
Bref, c'est n'importe quoi, l'ambiance est glauquissime, et rien ne semble arrêter les producteurs. Surtout pas les phobies des candidats. Quand l'une d'entre elle avoue qu'elle a "énormément de phobies alimentaires depuis toujours"
et qu'une autre est connue pour avoir témoigné sur ses problèmes d'anorexie, la production a une idée : les obliger à avaler des plats infâmes.
Quand un autre déclare avoir la phobie des rats, on l'envoie au fond d'un puits.
mensonge et manipulation
Mais ce sont surtout les interactions entre les candidats qui constituent le fil rouge de tout le programme. Avec une valorisation systématique du mensonge et de la manipulation par Eric Antoine: "Le mensonge est plus puissant que la vérité"
, "dans l'obscurité de la nuit, ils se révéleront manipulateurs, menteurs, tout ce que j'aime"
, "Quelle ironie, quel machiavélisme, quelle jouissance !"
, "J'adore quand ils se soupçonnent entre loyaux, c'est merveilleux"
, "Eum, ça sent bon, ça sent l'injustice à plein nez"
, "Je sens un petit peu la panique dans votre regard et j'avoue que je m'en réjouis, quel bonheur !"
Dans la prestation d'Eric Antoine, il y a bien évidemment une part de second degré. Mais l'arc narratif du programme est entièrement centré sur les traîtres, auxquels les téléspectateurs s'identifient. Savoir comment ils vont berner ces loyaux "naïfs", c'est tout l'enjeu de l'émission.
Et pour bien analyser cet enjeu, M6 a sorti les grands moyens. Chaque semaine, la chaîne propose un "débrief" en présence d'une experte : Elodie Mielczareck, "sémiologue et analyste du langage et des comportements"
.
Attention, on est sur du très haut niveau en termes d'analyse : elle nous apprend par exemple que la personnalité d'un candidat dépend de "son histoire, son passé mais aussi du poids de ses ancêtres"
et que certains ont une forte "amplitude émotionnelle".
Un phénomène assez bien documenté scientifiquement : "Le rire, c'est très positif, et les pleurs, c'est le très négatif"
.
Mi-sémiologue, mi-dentiste, l'experte de M6 explique aussi qu'il y a "des études qui montrent que le sentiment de trahison (...) active les mêmes zones du cerveau que la rage de dents. (...) La douleur ressentie est une vraie douleur physique."
Dernière astuce pour repérer les menteurs ? "Les sourcils, c'est une arme redoutable (...) Chez nous, êtres humains, les sourcils, c'est en fait la zone de la communication. (...) Les plus grands séducteurs, ce sont ceux qui arrivent à bouger mécaniquement les sourcils (...) et c'est ce qui rend les chiens si mignons."
Image à l'appui :
Au-delà des épreuves morbides et des analyses sémiologiques qui remontent à la racine (des dents), c'est surtout le casting des candidats qui fait tout le programme. Un casting qui répond à un savant dosage comme l'a expliqué David Warren, le co-producteur du programme : "On a un tiers de personnalités connues du grand public, un tiers de figures fortes pour la jeunesse et un tiers de candidats que le public ne s'attend pas du tout à voir dans le programme"
.
Dans la saison 4, on croise ainsi des chanteuses et acteurs connus du grand public (Liane Foly, Francis Huster), des créateurs de contenus sur les réseaux sociaux (Logfive, Jade Leboeuf) et parmi les inattendues, il y a par exemple Sophie Tapie.
C'est la leader du trio de traître. "La traître des traîtres, ce n'est pas une Tapie pour rien",
peut-on entendre dans les premiers épisodes. Tel père, telle fille en somme. Ce qui n'étonnera par la sémiologue de M6.
Mais celle qui crève le plus l'écran, c'est la loyale des loyales : l'ex-députée LFI, Raquel Garrido.
A la différence de beaucoup d'autres, elle n'a pas du tout envie de manipuler et d'être traître : "Le mensonge, c'est quelque chose avec lequel j'ai du mal et donc je suis une mauvaise menteuse"
, assure-t-elle dès le début du jeu.
Jouant le rôle d'une "loyale"
dans le jeu, elle va pourtant être rapidement suspectée d'être une traître car voyez-vous, non seulement elle a fait de la politique, mais en plus elle est avocate. Comme le résume un candidat : "C'est la double peine. C'est le tsunami de mensonges et de mitonneries"
. Des accusations insupportables pour elle : "Je suis confrontée encore une fois à une accusation de trahison alors que je suis profondément loyale et pour moi, c'est terrible. Même si nous, les militants politiques, on semble toujours être disposés à la bagarre et on semble avoir un cuir absolument épais et qu'aucune flèche ne peut traverser. Ce n'est pas vrai"
, dit-elle face caméra.
Lors d'une table ronde où elle est sur la sellette, Garrido fait le parallèle entre l'émission et sa carrière politique : "Vous savez que récemment, dans ma vie…
(sa voix se coupe). Pardonnez-moi. Je reprends. Vous savez peut-être que dans ma vie personnelle, politique, récemment, j'ai été accusée de trahison pour un engagement qui était vieux de trente ans. Donc ça m'affecte d'être accusée. Si vous m'éliminez, je vous le dis, vous éliminez une loyale. Peut-être que vous pensiez que je n'étais que
« calcul » et « rationnel » mais ce n'est pas vrai. Il y a aussi un petit cœur qui bat dans le gros corps de Raquel."
Un peu plus tard dans le jeu, les traîtres, qui sont en position de force, lui proposent de les rejoindre. Ce qu'elle refuse. Une première dans l'histoire du jeu, aussitôt saluée par ses camarades : "Chapeau, je te trouve épatante, j'apprends beaucoup de toi"
(Sophie Tapie), "Elle est extraordinaire. Elle a refusé de faire partie des traîtres. C'est comme un résistant qui a refusé d'être collabo"
(Francis Huster), "C'est une héroïne"
(Alizé Cornet), c'est "Jean Mouline"
(Anthony Colette).
Dans la foulée, lors du débrief, on l'interroge de nouveau sur sa participation, un "pied de nez"
à Mélenchon qui avait écarté sa candidature aux législatives de 2024 en remettant en cause sa loyauté. Réponse de Garrido : "Le
pied de nez, vis-à-vis de tous ceux qui passent leur journée à faire des listes de traîtres, c'est de participer aux traitres. (...)
«
Ah ouais, ils pensent qu’on est tous des traîtres, eh bien, on va rigoler avec ça
»
. Donc, ça, c'est très clair, c'est le message renvoyé à l'expéditeur, je n'ai aucun état d’âme avec ça."
Son aisance et sa probité sont une nouvelle fois soulignées pendant le débrief. Hugo Manos, co-animateur, explique que cette saison 4 est "excellente"
en grande partie grâce à elle : "Même si tu es loyale, tu arrives à retourner les cerveaux. C'est très fort quand même, ta présence a élevé le débat"
. Francis Huster, également présent sur le plateau, surenchérit : "Dans la légende des saisons des Traîtres, Raquel restera comme un cas unique de quelqu'un de loyal qui a refusé d'être traître. C'est extraordinaire ce qu'elle a fait."
Extraordinaire, oui. Utiliser une émission plus que douteuse pour faire de la communication politique, c'est effectivement une performance.
Mais au fait, on a oublié de vous parler du but final de ce programme. C'est écrit en tout petit, sous le nom des participants :
Oui, chaque candidat joue pour une association. Mais pendant le jeu, on n'en parle quasiment jamais. Et pour cause : dans les saisons précédentes, le gagnant a récolté entre 35 000 et 42 000 euros pour son association. Soit moins de la moitié des cachets de certains participants. D'après les chiffres qui circulent, Francis Huster aurait touché 80 000 euros, Sophie Tapie et Raquel Garrido autour de 60 000. Plus que les associations donc. Mais toujours moins que le téléspectateur moyen de M6 capable d'écrire "M6" par SMS au 74 600.
C'est la cerise sur le gâteau déjà bien indigeste : quand la production a prévu 50 000 euros de gains pour une association, c'est le double qui est prévu pour Gérard et Monique, les inconditionnels du programme. Dit autrement par Eric Antoine : "Il n'y a pas que les joueurs autour de la table ronde qui peuvent remporter de l'argent pour des associations. Vous, vous pouvez le faire pour vous-même, vous êtes votre propre association pour tenter de remporter la somme exceptionnelle de 100 000 euros."
Être sa propre association, plutôt que de financer une association. Même Tapie n'y aurait pas pensé.