Immigration : le silence complaisant de la télé face au RN

Sherlock Com' - - Plateau télé - 28 commentaires

On ne sait pas comment Gilles Bouleau, Anne-Claire Coudray, Caroline Roux, Apolline de Malherbe et Ruth Elkrief préparent leurs interviews. En revanche, on sait ce qu'ils ne lisent pas : les articles de presse et les rapports qui documentent le phénomène migratoire et relativisent très largement tous les maux et prétendues menaces liés à l'immigration. C'est pourtant pas compliqué de préparer une petite fiche pour apporter un minimum de contradiction quand on s'apprête à interroger un candidat d'extrême droite. C'est d'autant plus facile qu'on nous ressort systématiquement les mêmes poncifs. Seulement voilà, pendant ces élections législatives, ces journalistes de TF1, France 2, BFMTV et LCI sont restés silencieux, quand ils n'orientaient pas eux-mêmes les questions vers les sujets préférés du RN et de CNews. Un silence et une complaisance coupables.

Ils étaient 5,5 millions de téléspectateurs ce soir-là. Un record. Mardi 25 juin, pour animer le débat entre Jordan Bardella, Gabriel Attal et Manuel Bompard, TF1 avait mobilisé les présentateurs des journaux télévisés les plus regardés de France : Gilles Bouleau et Anne-Claire Coudray.

Un débat placé sous le signe de la rigueur journalistique puisque dès le début de l'émission, s'adressant aux téléspectateurs, Coudray explique que "tout le long de cette soirée, vous allez pouvoir vérifier la véracité de ce qui sera dit par les candidats grâce à ce QR Code qui s'inscrit en bas à droite de votre écran". Oui, pendant la soirée, une équipe de fact-checkeurs, baptisée "Les vérificateurs", est censée vérifier les principales affirmations énoncées par les trois invités politiques.

Quand Bardella débute sa tirade sur son thème préféré, l'immigration et l'insécurité, on est donc confiant, le dispositif télé est solide : "Il y a des millions de Français qui ne reconnaissent plus aujourd'hui la France, qui ne reconnaissent plus le pays dans lequel ils ont grandi, explique-t-il en introduction du débat. Je souhaite que nous puissions mettre un coup d'arrêt à cette folle politique d'immigration de masse".  Et il y a urgence, "parce qu'une très grande partie, aujourd'hui, de la violence de rue dans notre pays est liée à notre incapacité à maîtriser l'immigration".

Le propos est rodé, Bardella le spécialiste des media-trainings connaît ses fiches par cœur, il répète sans cesse la même chose. L'immigration de masse sous Macron ? C'est "une menace pour la sécurité publique, pour la sécurité des Français, une menace pour notre identité" (BFMTV, 3 juillet). La "délinquance de rue" ? Elle vient "en grande partie de notre incapacité à maîtriser nos frontières, à maîtriser l'immigration" (France 2, 27 juin). Des poncifs d'extrême droite, répétés d'une chaîne à l'autre, et qui ont été débunkés par à peu près toutes les rubriques de fact-checking des sites de presse.  Pourtant, quand Bardella assure sur TF1 qu'il y a une "folle politique d'immigration de masse", aucun journaliste ne le contredit, ce n'est pas écrit sur leur fiche. 

Dommage, car à propos de "l'immigration de masse", ce n'était pas bien difficile de déconstruire cette idée reçue. "La France reste un pays de faible immigration par rapport à la moyenne des pays développés", explique par exemple un article de CheckNews de novembre 2023. Si le nombre d'entrées augmente bien ces dernières années, la France a l'un des "taux d'entrée de migrants" les plus faibles (le Royaume-Uni, l'Allemagne ou encore l'Espagne en accueillent bien plus). En 2021, un article du New York Times (lui-même fact-checké par Libé) s'étonnait du décalage entre "l'obsession française" au sujet de l'immigration et les flux migratoires faibles qu'elle doit gérer.

De même, quand Bardella assure qu'une "grande partie de la délinquance de rue vient de notre incapacité à maîtriser nos frontières", il ne fait que répéter ce qu'il disait déjà en 2021 quand il avait déclaré que "95% de la délinquance de rue est liée à l'immigration". Une affirmation contestée à l'époque par un site de gauchistes détenu par la famille Dassault : "Jordan Bardella ne peut pas affirmer que 95% de la délinquance de rue est issue de l'immigration, pour la simple et bonne raison que cette allégation est invérifiable, aucune donnée existant en la matière", pouvait-on lire dans un article duFigaro d'octobre 2021. D'ailleurs, "le terme «délinquance de rue» n'est pas une notion juridique à proprement parler", "Il n'existe donc pas d'analyses chiffrées sur le sujet faisant référence", ajoutait le quotidien.

Ce soir-là, sur TF1, on ne pouvait donc compter ni sur Anne-Claire Coudray, ni sur Gilles Bouleau pour débunker les poncifs de Bardella. Mais on ne pouvait pas non plus compter sur les "vérificateurs" accessibles par QR Code. Car sur le thème de l'immigration, les enquêteurs de TF1 n'ont vérifié aucune affirmation du candidat d'extrême droite. Non, la seule donnée sur le sujet qu'ils ont cru bon de vérifier, ce sont les affirmations de Manuel Bompard du Nouveau front populaire, lequel a déclaré que "les immigrés ne coûtent pas de l'argent, mais rapportent de l'argent" (et pas de bol, TF1 ne lui donne pas tort même s'il y a débat sur les chiffres).

L'immigration, la menace, le silence

A la télé, cela fait bien longtemps que les journalistes ont renoncé à contredire un invité qui fait le lien entre immigration et délinquance. Ce lien est désormais acquis. Lors des différents débats qui se sont tenus sur TF1, LCI, BFMTV et France 2, on a assisté à chaque fois à la même scène. Bardella déroule son discours sur "la menace de l'immigration" et les journalistes regardent passer les trains.

Par exemple, le 27 juin, sur France 2, Bardella se lance dans une grande tirade sur le consensus qui existerait à propos des problèmes liés à l'immigration : "La réalité de l'immigration, aujourd'hui, n'est plus tenable [...], n'écoutez pas ceux qui vous disent que l'immigration est un sujet qui divise les Français, c'est le seul sujet où 75% des gens pensent la même chose ". Une affirmation qu'il se garde bien de sourcer. Mais Caroline Roux laisse dire, perdue dans ses pensées.

Le même soir, quand Bardella accuse les immigrés d'être responsables de l'antisémitisme, de l'homophobie et des violences sexuelles ("Il y a aujourd'hui beaucoup de quartiers en France où il ne fait bon de n'être ni Juif, ni homosexuel, ni une femme parce qu'on fait venir chaque année, sur le sol français, des gens qui rejettent toute forme de différences."), Caroline Roux ne lui demande toujours pas d'où il tient ça, trop préoccupée par un sujet plus important.

Même mutisme sur la question des étrangers qui viendraient profiter du système de soins. Ce sujet obsède Bardella, il l'a ressorti à chacune de ses interventions télévisées de ces dernières semaines devant des journalistes muets.

Le 20 juin par exemple, au 20 Heures de TF1, face à Gilles Bouleau (déjà), Bardella annonce vouloir supprimer l'aide médicale aux étrangers : "Je veux par exemple faire des économies sur l'immigration parce qu'à l'heure où un retraité sur trois n'arrive plus à se soigner parce que le reste à charge est trop important, moi, je ne conçois pas que la France offre la gratuité des soins aux étrangers en situation irrégulière. Je mettrais fin à ce système". Bouleau laisse couler.

Bardella le répète cinq jours plus tard, lors du fameux débat organisé par TF1 : "Je souhaite qu'on ne puisse plus, quand on est un étranger en situation irrégulière, bénéficier de la gratuité des soins parce que quand on a un retraité sur trois qui renonce à se soigner parce que le reste à charge est trop important et qu'on a quelqu'un qui vient en situation irrégulière et qui peut bénéficier de toute la palette de soins gratuits, [...] c'est toute la palette de soins gratuits sans exception, à l'exception des cures thermales, peut bénéficier de ces soins gratuits, ça me pose un problème." Bouleau, qui a déjà eu le droit à cette tirade, est prêt à la contrer.

Sur BFMTV, le 3 juillet, rebelote. Bardella s'en prend aux étrangers qui profiteraient du système : "Je veux que nous cessions d'être une pompe aspirante et je romprai en cela le tabou de l'immigration de guichet social. Je trouve que la France est un peu trop généreuse parfois avec des gens qui viennent de l'étranger sans aucune condition de maintien sur le sol français de ressources, de travail." Apolline de Malherbe ne réagit pas, sans doute parce qu'elle a récupéré les fiches de Bouleau.

À chaque fois, le candidat du RN vise l'Aide médicale d'État (AME) sans la nommer. L'AME ? C'est l'un des sujets préférés des fact-checkeurs tellement cette aide fait l'objet de fantasmes et d'affirmations erronées. On trouve des articles partout (le Monde, Libé, Franceinfo, la Tribune) qui disent tous à peu près la même chose : l'AME ne coûte pas grand chose (0,5% des dépenses annuelles de santé), les sans-papiers ne vont pas davantage chez le médecin que les personnes en situation régulière, près de 50% des personnes éligibles n'y ont d'ailleurs pas recours. Tout est très documenté, mais rien de tout cela n'a été rappelé par les journalistes télé devant Bardella.

Et s'il n'y avait que ces silences. Car dans le questionnement aussi, les journalistes télés répercutent les obsessions de l'extrême droite.

OQTF et régularisation, une passion française

On connaissait la passion de CNews pour les migrants sous OQTF (c'est-à-dire ayant une obligation de quitter le territoire français). Mais on se doutait moins que cette passion était partagée par les journalistes des autres chaînes.

Le silencieux Gilles Bouleau n'a posé qu'une seule question à Gabriel Attal sur l'immigration au cours du débat du 25 juin : "Un certain nombre de Français, les études d'opinion en témoignent, vous font le reproche de ne pas avoir pris suffisamment au sérieux les questions liées à l'immigration. Un seul point : les OQTF, les obligations de quitter le territoire français. Il y en a 65 000 par an, et moins de 7 % sont exécutées, sont effectuées. Quelque chose ne va pas, vous avez failli."

Lors de son débat sur BFMTV, déjà relaté sur ASI, Marine Tondelier a également fait face à une cascade de questions sur les régularisations et les OQTF. Par Apolline de Malherbe d'abord : "Sur les questions d'immigration, dans votre projet, vous parlez de régularisation. On régularise, si j'ai bien compris, les travailleurs sans papier, les étudiants, les parents d'enfants scolarisés. J'ai bon ? Maintenant, je voudrais savoir ce que vous faites pour un migrant qui n'a pas de travail, qui n'est pas étudiant et qui n'est pas scolarisé. Est-ce qu'il a le droit, dans ce cas-là, de rester ?" Une question visiblement importante pour Apolline de Malherbe qui relance Tondelier à de multiples reprises.

Quelques minutes plus tard, Benjamin Duhamel en a remis une couche : "Vous, au pouvoir, puisque que vous avez vocation à exercer le pouvoir, comment est-ce que vous faites pour que ces OQTF soient davantage exécutées ?" Et comme ce n'est pas la priorité du Nouveau front populaire, Duhamel se permet cette relance : "Sans aucun esprit polémique, il n'y a aucun sujet d'immigration illégale en France ?"

Tous ces questionnements vont dans le même sens et accréditent l'idée que la France est menacée par les flux migratoires. Et gare à ceux qui nieraient le problème, comme Manuel Bompard, tancé ainsi par Ruth Elkrief sur LCI : "Sur l'immigration, vous avez annoncé que vous vouliez abroger toutes les lois de contrôle de l'immigration, vous voulez créer un statut de réfugié climatique. Quand vous voyez qu'il y a 31,5 % de Français qui ont envoyé un message, qui était de dire «moins d'immigration, plus de sécurité», est-ce que vous avez l'impression que c'est la bonne réponse pour eux ?"

Non, la menace migratoire n'est plus vraiment un sujet de débat à la télévision. Cette idée, si fortement poussée par les chaînes du groupe Bolloré, semble se répandre sur les autres chaînes à mesure que l'extrême droite monte dans les sondages. Une contagion déjà constatée ailleurs. Interrogée par le Monde, Diane Bolet, une enseignante-chercheuse, spécialisée dans la sociologie électorale et l'étude de la montée de l'extrême droite, évoque le cas de l'Australie : "Le développement de tabloïds d'extrême droite, issus de l'empire de Rupert Murdoch, a entraîné l'ensemble de l'écosystème médiatique vers l'extrême droite. Trente ans après le début du phénomène, plus une seule chaîne, plus même un parti, y compris de gauche, ne parle d'immigration sans le considérer comme un problème. En France, on n'en est qu'à la genèse de ce processus". Glaçant.


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