Vueling : un "petit délire" à bord

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 93 commentaires

Discrimination antisémite, ou réflexe professionnel d'un personnel de bord ? Au départ de "l'affaire" du débarquement forcé de 47 adolescents juifs d'un avion de la compagnie espagnole Vueling, le 23 juillet, peu avant son décollage de Valence (Espagne) pour Paris, se déroule un incident dont on ne sait rien. Ou plutôt, sur lequel s'opposent deux versions radicalement contradictoires. Celle de la compagnie Vueling, et celle du Club Kineret, l'organisateur du voyage de ce groupe d'adolescents juifs.

Pour Vueling, les adolescents ont adopté "un comportement perturbateur et conflictuel", comme "une tentative de libérer les gilets de sauvetage, de manipuler les masques à oxygène, ainsi que de retirer une bouteille d'oxygène sous haute pression, présentant potentiellement un danger grave en cabine". "Nous nions fermement toute affirmation liant la décision de notre équipage à l'expression religieuse des passagers concernés" ajoute la compagnie.

A l'inverse, pour l'avocate du club Kineret Julie Jacob, "les enfants étaient assis à leur place, respectueux des règles et du personnel. Le seul élément commun à l'ensemble du groupe est leur visibilité religieuse. Certains enfants portaient une kipa, d'autres des symboles identitaires juifs (étoile de David). L'usage de quelques mots en hébreu a visiblement suffi à déclencher une mesure d'une extrême gravité, collective, humiliante et discriminatoire"

Si l'on ne sait rien de son origine, l'incident a été largement médiatisé en Espagne et ailleurs (toute une journée, CNews a martelé la thèse de la discrimination antisémite), par une brève séquence vidéo : on y voit une des monitrices du groupe, qui semble s'être opposée au débarquement, menottée à terre par la Guardia civil, appelée en renfort par l'équipage.

Un point semble mettre d'accord les deux versions : des paroles en hébreu ont été chantées -ou prononcées- dans cet avion, avant que le personnel de bord ne fasse appel à la Guardia Civil pour évacuer le groupe. Quelle chanson ? Une chanson entière ? Quelques paroles, mais lesquelles ? Un couplet ? Un refrain ? Entonnées par tout le groupe ? Par un adolescent isolé ? Audible par les autres passagers ?

C'est sur la base de ces seules (minces) informations que je tweete ceci, dans la nuit du 24 au 25 juillet.

Au baromètre de la fureur pro-israélienne qui accueille depuis le 7 octobre 2023 certains de mes tweets et de mes posts ici, les réactions se situent au degré ultime. Insultes, menaces de procès, et innombrables accusations d'antisémitisme. Après réflexion, l'estimant confus, je retire ce tweet. Pour deux raisons. D'abord parce qu'il peut laisser penser que je reprends à mon compte la réduction de l'hébreu à une langue de massacreurs, etc. C'est absurde. L'hébreu existait bien avant le sionisme, il ne s'y réduit pas. Des chants hébreux dans un lieu public ne sont pas objectivement une provocation. Ils peuvent être perçus comme une provocation.

Ensuite, même pour des lecteurs de bonne foi, le terme "revenue de l'enfer" peut prêter à confusion. A mes yeux c'est très clair. Cela signifie que cette langue, l'hébreu, a retrouvé un statut de langue nationale, de véhicule de l'expression d'un peuple, d'une culture, d'une administration, d'une presse, par la création de l'Etat d'Israël, après l'enfer de l'extermination nazie. Pour être plus clair, j'aurais dû écrire "revenue de l'enfer DES CAMPS". Dont acte.

Je republie donc cette seconde version. "Sur l'hébreu : j'ai aimé cette langue, ressuscitée après l'extermination de l'enfer des camps. J'ai même, lycéen, commencé à l'apprendre. Elle est aujourd'hui pour le monde la langue d'une armée d'affameurs, de massacreurs, de barbares, qui répandent l'enfer à leur tour"Cela n'empêche pas plusieurs médias de droite ou d'extrême-droite de consacrer de virulentes dénonciations à mon tweet initial supprimé.

Entretemps, quelques témoignages de passagers ont commencé à émerger en ligne, dont celui de cette pré-adolescente, au visage flouté. Que dit-elle ?

"On a fait un petit délire avec le birkat, un petit lilmod, et après on crie mashia. Du coup il y en a un, il a crié lilmod. Ca a duré deux secondes, mais le personnel a su qu'on était juifs, et a commencé à nous crier dessus". Micro-enquête faite, le "birkat" est une prière qui suit le repas. Quant à "lilmod", la première référence en ligne est une plateforme de vidéos, qui vise à "diffuser un message juif adapté à l'époque que nous vivons, celle du retour du peuple juif sur sa terre". Cette plateforme est opérée par une association,  torahmitzion.org, association de centres d'apprentissage de la Torah, "animée par des émissaires pédagogiques (...) qui ont servi dans l'armée israélienne ou effectué leur service militaire, incarnant ainsi un modèle idéal d'engagement envers le judaïsme et le sionisme" explique le texte de présentation.

Selon d'autres, il ne faudrait par confondre "lilmod" et lilmot. Et le "lilmot" "mashia" serait un jeu couramment pratiqué dans les camps de jeunes Juifs pour tromper l'ennui de la longue prière du birkat. Entre lilmod et lilmot, d'autres trancheront. Comme soupirait parfois ma mère devant un mode d'emploi d'appareil électroménager, "c'est de l'hébreu" (elle disait parfois aussi "c'est du chinois").

Se livrant à ce "petit délire", les ados avaient-ils conscience d'exprimer un quelconque soutien à Israël, voire à ses crimes ? L'enquête précise reste à faire.

Quant au personnel de bord de la Vueling, sans doute n'était-il pas plus renseigné que moi. Sans doute n'a-t-il vu et entendu que des adolescents perturbant les consignes de sécurité, en criant des choses qu'ils ont peut-être, sans que ce soit certain, identifié comme de l'hébreu. 

On peut donc imaginer que ce groupe turbulent (comme tout groupe d'ados), portant kipas et étoiles de David, chantant ou plaisantant en hébreu, ait pu être assimilé par certains membres d'équipage espagnol à l'Etat d'Israël, Etat dont l'armée, depuis bientôt deux ans, en représailles de l'attaque terroriste du 7-Octobre, se rend coupable de crimes de guerre contre la population palestinienne, par massacre, épuration ethnique, privation de soins, famine, etc. On peut aussi concevoir que l'hébreu, langue nationale d'Israël, soit assimilée à cet Etat, quelle que soit l'injustice de voir un groupe de préadolescents français en subir les conséquences, et être victimes d'actes de discrimination antisémite, toujours inacceptables.  Que voulaient exprimer les uns ? Qu'ont compris exactement les autres ? A l'heure où j'écris, on n'a pas davantage de certitudes.


Lire sur arretsurimages.net.