Ukraine : un rapport "confortable" à la guerre ?

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 225 commentaires

"En creux, ces deux gaffes disent quelque chose de l’Allemagne et de ses dirigeants : leur rapport à la guerre reste irréel, inconfortable, voire frôle le déni"écrit Sylvie Kauffmann dans Le Monde. Elle a débuté sa chronique en évoquant les deux récentes "gaffes" allemandes dans la guerre d'Ukraine : une visio non verrouillée entre quatre hauts responsables allemands, dans laquelle ils évoquent les performances des missiles Taurus, ces missiles que le chancelier Scholz, jusqu'à aujourd'hui, se refuse officiellement à fournir aux Ukrainiens. Russia Today en a publié le contenu. Et un aveu involontaire, par ce même Scholz, que des militaires français et britanniques se trouvent déjà actuellement en Ukraine, alors que "ce n'était pas censé être dit en public", regrette Kauffmann.

Deux mots m'ont frappé dans cette chronique, dont chaque terme est par ailleurs pesé : "irréel" et "inconfortable". "Irréel", d'abord : qui donc, dans les acteurs du conflit actuel, et hormis Poutine qui la mène depuis des années depuis les ors du Kremlin, a un rapport "réel" à la guerre ? Qui a rampé dans la boue parmi les cadavres de ses compagnons ? Qui s'est précipité aux abris quand sonnent les sirènes ? Qui a crevé de faim et de peur ? Ni Scholz, ni Macron, ni Kauffmann, ni moi-même, qui ne l'avons jamais faite -et pour ce qui nous concerne, ma consoeur et moi-même, n'avons jamais été véritablement reporters de guerre, je veux dire physiquement sous les bombes.

Quant au rapport "confortable" ! Sylvie Kauffmann préfèrerait-elle que le rapport à la guerre des dirigeants allemands soit plus "confortable" ? Qu'est-ce d'ailleurs qu'un rapport "confortable" à la guerre ? L'envisager avec sérénité, voire avec allégresse, fraîche et joyeuse ?  Zelensky lui-même, l'ancien acteur rigolo, estimerait-il, si on lui posait la question, entretenir un rapport "confortable" à la guerre ? Et pourtant, il la fait, la guerre, il la porte, il en assume le poids physique de deuils quotidien, de revers, de doutes, de petites défections des alliés, qui n'en font jamais assez.  

Sylvie Kauffmann elle-même, toutes ses chroniques le répètent inlassablement, juge que les occidentaux, et notamment les Français, n'en font jamais assez dans l'aide à l'Ukraine.  Son dernier livre, Les aveuglés (Stock) estime que "Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie". Mais, sauf à ce que j'aie raté un article, jamais l'éditorialiste du Monde, observatrice fine et très informée des joutes diplomatiques, ne va au bout de son raisonnement. Jamais elle n'écrit "oui, en conscience je pense que les Européens doivent prendre le risque de la guerre avec une puissance nucléaire". Son propre rapport à la guerre est-il plus "confortable" que celui des dirigeants allemands ?

Personnellement, j'avoue sans difficulté entretenir avec la guerre le rapport le plus "inconfortable".  Sans même parler de mes lectures obsessionnelles, la mémoire familiale m'en a transmis des récits de fuites, de terreur, de famines. Je hais la guerre, je la crains, j'en tremble. Et pourtant nous sommes aujourd'hui, me semble-t-il, face à un Empire qui a clairement manifesté qu'il ne se satisferait pas de l'Ukraine (suivez mon regard vers les pays baltes) pour retrouver sa grandeur perdue, dans une situation terrible où il nous faut, Européens,  l'envisager. L'envisager pour sauver tout ce qu'on pourra de ce qui fait la beauté, la sécurité inouïes de nos vies, depuis bientôt 80 ans, sur la majeure partie de cette petite extrémité d'Eurasie. L'envisager et la préparer, même avec les mains qui tremblent.



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